L’affaire des micros cachés du Canard Enchaîné éclateCabinets noirs, sombres histoires
Le «Watergaffe» des espions français
Le scandale l’Affaire des plombiers éclate : on découvre que la direction de la surveillance du territoire est en train d’installer des micros dans les futurs locaux du Canard enchaîné, l’hebdomadaire satirique.
Affaire des plombiers L’affaire des plombiers, affaire des micros ou Watergaffe, est un scandale impliquant la Direction de la surveillance du territoire et le journal Le Canard enchaîné.
L’affaire des plombiers, affaire des micros ou Watergaffe, est un scandale impliquant la Direction de la surveillance du territoire (DST) et le journal Le Canard enchaîné. Le soir du 3 décembre 1973, un journaliste et André Escaro, dessinateur et administrateur du journal, passent devant les nouveaux locaux de l’hebdomadaire et y aperçoivent de la lumière. Sur place, ils surprennent deux «plombiers» en pleins travaux. Ceux-ci sont en réalité des agents de la DST occupés à installer des micros dans les bureaux afin, par exemple, d’identifier les personnes communiquant des informations sensibles au Canard enchaîné.
Malgré des preuves irréfutables apportées surtout par le Canard lui-même (les plaques d’immatriculation maladroitement camouflées des véhicules des plombiers prouvent que ceux-ci appartiennent aux services de police), la DST nie les faits. Un procès est ouvert, qui donnera raison à l’administration française. Cette décision sera néanmoins particulièrement controversée, et l’affaire sera surnommée Watergaffe, en référence au scandale du Watergate qui avait ébranlé les États-Unis quelque temps jusque-là.Depuis cet épisode, l’administration du Canard enchaîné a laissé une plaque commémorative dans ses locaux à l’endroit où les agents avaient percé un mur pour y installer leurs équipements. L’affaire des plombiers, par son retentissement, a indirectement conduit le Premier ministre, Pierre Messmer et le président de la République, Georges Pompidou, deux mois et demi après les faits, à permuter les ministres de l’Intérieur et de l’Agriculture lors de la formation du troisième gouvernement de Pierre Messmer, le 1er mars 1974 : Raymond Marcellin, jusque-là ministre de l’Intérieur et ayant la tutelle de la DST, a ainsi échangé son poste avec celui de Jacques Chirac, ministre de l’Agriculture et du Développement rural. L’arrivée de Jacques Chirac au ministère de l’Intérieur a eu un effet non négligeable dans la campagne pour l’élection à la présidence de la République du successeur de Georges Pompidou, décédé le 2 avril 1974. L’affaire des plombiers devenant ainsi, parmi d’autres, l’un des éléments qui ont contribué à la victoire de Valéry Giscard d’Estaing lors de l’élection présidentielle de 1974.La chute de Marcellin
L’AFFAIRE du «Canard» était devenue une affaire Marcellin. C’est maintenant une affaire d’Etat. Comme si quelques micros plantés dans les murs de bureaux, rue Saint-Honoré, pouvaient mettre le régime en péril. Au dernier comité de liaison de la majorité, le Premier ministre, Pierre Messmer, est apparu grave. Il ne prenait plus à la légère cette histoire qui, disait-il l’autre semaine, « est bien dans le style d’un journal satirique ». Qui est coupable ? Qui est visé ? Un ministre bien en cour se demande s’il ne s’agit pas d’un complot fomenté par certains éléments de la majorité et visant à discréditer le chef de l’Etat. Certains, au contraire, mettent en cause l’entourage de Pompidou et redécouvrent, à cette occasion l’ascendant sans bornes de l’Elysée sur les affaires du pays. Si des ordres ont été donnés d’en haut, disent-ils, ils viennent forcément du «château». Les autres accusent la police, un corps sérieux sur lequel le gouvernement croyait pouvoir compter. On s’aperçoit brutalement qu’elle est sortie sans trop de dommages de tous les soubresauts qu’a connus la France depuis vingt ans. Le gaullisme a su mettre au pas une administration frondeuse et une armée traumatisée ; mais Il contrôle mal sa police. Il croyait y avoir placé des hommes sûrs : ils se révèlent dangereux ; des agents efficaces : ils s’avèrent maladroits ; des serviteurs dévoués : ils se découvrent indociles. Jusques et y compris les fiers-à-bras issus de réseaux parallèles, auxquels, en échange de leurs services, il a offert des postes et un avancement rapide. Il pensait s’être ainsi créé une clientèle. Une clientèle incontrôlable. Elle se croit au-dessus des lois. Elle mène sa propre politique. Elle surveille, épie, met en fiches tous les ennemis présumés. Jusqu’à présent, Marcellin la couvrait. Mais, disait-on à l’Elysée ou à Matignon, « au moins il tient bien sa police en main ». Pour la majorité, Il était « le flic des flics ».Et voici que le premier policier de France est mis en cause et tourné en ridicule dans une inquiétante affaire de micros. Au gouvernement, tout le monde est d’accord : il faut éliminer les éléments gangrenés du corps policier. Mais voilà, nul ne sait exactement où ils se trouvent. C’est qu’il y en a tant. Mais déjà tous les regards se tournent vers Marcellin : le principal coupable, c’est lui. Quels que soient les exécutants, c’est le ministre de l’Intérieur qui paiera un jour ou l’autre. Sa chute a commencé. On ne sait pas encore exactement qui a donné l’ordre de poser des micros au « Canard enchaîné ». Mais on sait à qui l’affaire coûtera le plus cher : au ministre de l’IntérieurLe juge d’instruction Alain Bernard, quarante-six ans, n’aura sans doute pas l’occasion de se livrer, cet hiver, à ses sports favoris : le ski et la marche à pied. Chargé le 4 décembre par M. Escande, premier vice-président du tribunal de Paris, de l’épineux dossier des micros du « Canard enchaîné », il risque fort, en effet, de devoir consacrer tout son temps à une affaire qui s’alourdit chaque jour et semble d’ores et déjà aussi accablante pour le pouvoir que l’enlèvement de Ben Barka. Les seuls coupables seront-ils, comme il y a huit ans, et toujours « pour l’honneur du navire », les exécutants, le personnel vulgaire et subalterne ? Les « plombiers » de la D.S.T. seront-ils les Souchon et Voitot de cette affaire ? Ou, au contraire, le juge Bernard ira-t-il plus haut dans la hiérarchie des responsabilités et même jusqu’au sommet ? Raymond Marcellin, en d’autres termes, sortira-t-il aussi aisément de cet écheveau de fils électriques que Roger Frey des ténèbres sanglantes de l’affaire Ben Barka ? C’est la question que chacun se pose aujourd’hui. Le juge Bernard « ira aussi loin qu’il le faut, et tout ce qu’il y a à trouver, il le trouvera », disent ceux qui le connaissent. Alain Bernard n’est certes pas un contestataire. Mais c’est un magistrat honnête, convaincu qu’il faut appliquer la loi dans son intégralité, et à tout le monde. « C’est un magistrat bien en cour », disent les uns, en faisant remarquer qu’il fut membre suppléant de la Cour de Sûreté de l’Etat, de 1969 à 1971, ce qui n’est pas une disgrâce. « C’est un juge qui a déjà fait la preuve de sa fermeté et de son indépendance », disent les autres, qui rappellent qu’Alain Bernard a refusé à Jean-Antoine Tramoni, l’assassin de Pierre Overney, la liberté provisoire qu’il a accordée à Alain Krivine dix jours après que le leader de l’ex-Ligue communiste eut été arrêté par la police. Ce qui ressemblait fort à un démenti public au ministre de l’Intérieur…
Des lumières insolites Cinq mois après cet affrontement, les deux hommes sont de nouveau face à face. Et la position du ministre, cette fois, est infiniment moins confortable. A peine désigné, le juge décide en effet de ne délivrer aucune commission rogatoire à la police judiciaire. C’est-à-dire de mener son enquête sans le concours des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur. Il ne reviendra sur cette décision que jeudi dernier en délivrant des commissions rogatoires précises à la P.J. Le 5 décembre dans l’après-midi, moins de vingt-quatre heures après avoir été chargé du dossier, le juge Bernard est sur les lieux, au 173, rue Saint-Honoré, dans l’immeuble où « le Canard » a choisi d’émigrer pour barboter plus au large que dans ses locaux pittoresques mais exigus et désuets de la rue des Petits-Pères. Dans la matinée, le juge a entendu dans son cabinet du palais de justice le P.-D.G. du « Canard », Roger Fressoz, qui lui a confirmé la plainte pour violation de domicile et tentative « d’écouter et d’enregistrer des paroles prononcées dans un lieu privé », et qui lui a remis la liste des témoins. Auparavant, il avait recueilli, pendant plusieurs heures, la déposition de celui par qui le scandale a été découvert, le dessinateur André Escaro, quarante-cinq ans.Une nouvelle fois, en prenant garde de n’oublier aucun détail, Escaro raconte sa soirée historique du lundi 3 décembre, au cours de laquelle, passant par hasard devant les nouveaux locaux du « Canard », et intrigué par des lumières insolites, il a surpris les poseurs de micros en plein travail, aperçu leur matériel, écouté leurs explications embarrassées et, en repartant, entendu une voix sortir du talkie-walkie d’un des deux gardiens de la paix en faction devant l’immeuble : « Allô numéro 2, numéro 2, suivez le type qui sort d’ici. Nous on décroche. Sauve qui peut. » Il raconte aussi son retour, un peu plus tard, avec ses amis du « Canard », la découverte des trous dans le sol et les murs, hâtivement bouchés avec du mastic. Dès que le juge commence son enquête sur place, les doutes deviennent des certitudes et les témoignages s’accumulent. Ils sont même si nombreux que le juge est contraint de demander de l’aide. Mais ce n’est pas un policier qui va mener l’enquête avec lui, c’est un autre magistrat, le juge Hubert Pinsseau. Leur travail tient de Maigret et de Sherlock Holmes. C’est ainsi qu’on voit le juge Bernard interroger les voisins, visiter les appartements du 171, demander l’aide des Pompiers de Paris pour enquêter sur les toits, et découvrir, dans la cave du 173, le standard téléphonique de l’immeuble étrangement trafiqué. En quelques jours, les deux magistrats ont obtenu un signalement assez précis de plusieurs membres de l’équipe de « plombiers ». Un signalement si précis que, le vendredi 7, le portrait-robot de l’un d’eux paraît dans « France-Soir ».C’est que les faux poseurs de rideaux, et vrais poseurs de micros, n’ont rien fait pour se cacher. Au contraire, ils se sont promenés dans le quartier et, dans l’immeuble, ils ont croisé une foule de gens avec qui ils ont bavardé. M. Pierre Verlet, qui habite au cinquième étage du 173, rue Saint-Honoré, a confié au juge Pinsseau qu’il avait rencontré à deux reprises dans l’escalier l’un des « poseurs de voilages » qui s’exprimait « avec une particulière correction ». La concierge, Mme Micheline Bertin, avait fini par s’habituer à leurs allées et venues tardives, à un point tel qu’elle leur laissait les clefs. Son mari, Gérard Bertin, ouvrier boulanger, a passé deux heures, le vendredi 29 novembre, dans la soirée, à jouer au 421 en buvant l’apéritif avec plusieurs membres de l’équipe, sans deviner, évidemment, qu’il s’agissait d’éloigner de l’immeuble un importun.
Un répondeurLes deux gardiens de la paix ont été également vus par plusieurs personnes. C’est le cas de Mme Vantard, concierge ou 171. C’est le cas aussi de Marie Fournier, patronne du « Spoutnik Bar », 171, rue Saint-Honoré, qui a servi à l’un d’eux, au moment même où Escaro découvrait le pot-aux-roses, un Picon-citron-bière, un Amerseichel, comme on dit en Alsace. Mais le policier n’avait pas encore commencé à boire lorsque son collègue a fait irruption dans le bar : « Viens vite… » On devine les raisons de cet affolement. Voilà pour les « installateurs » et leurs anges gardiens. Restait à percer le secret de l’installation. Paradoxalement, ce ne sont pas les bureaux du « Canard » mais ceux d’une agence de voyages installée au premier étage de l’immeuble contigu, le 171, qui ont livré la clef de l’énigme. Jusqu’au moment où le juge Alain Bernard a sonné à la porte de l’agence de voyages Taylor, la secrétaire, Mlle Sybille de Grancey, n’avait pas accordé d’attention aux fils qui pendaient dans une des cheminées désaffectées des bureaux où travaillent une vingtaine de personnes. C’est là que le juge devait découvrir ses premières pièces à conviction : un fil radioélectrique gainé, de neuf mètres ; un micro assorti d’un aimant enveloppés dans du papier goudronné, noir, et relié à un autre fil de trois mètres ; enfin, un aimant très puissant. Ce matériel, ainsi que les travaux entrepris dans les bureaux du « Canard », permet d’envisager deux utilisations possibles de ce réseau d’écoutes. Ou bien les micros étaient reliés, par l’intermédiaire d’un amplificateur mélangeur, à un magnétophone, dissimulé par exemple dans la cheminée de l’agence Taylor.Ou bien les « installateurs » avaient projeté de tirer leurs câbles jusqu’à la cave et, par l’intermédiaire du standard, de relier les micros à un téléphone installé quelque part dans Paris : une sorte de ligne directe, à sens unique, entre « le Canard enchaîné » et la police ! Troisième hypothèse, enfin, qui fait en quelque sorte la synthèse des deux premières. Il suffit de remplacer le magnétophone simple par un magnétophone répondeur, comme en utilisent les médecins par exemple, et de le relier à une ligne téléphonique. Ainsi, à n’importe quel moment de la journée, « on » aurait pu savoir non seulement ce qui se disait à l’instant même dans les locaux mais aussi entendre l’enregistrement des conversations précédentes.Un accès de fièvre
La découverte du matériel, en tout cas, lève les derniers doutes et plonge dans un silence très embarrassé tous ceux qui, comme Pierre Messmer ou Alexandre Sanguinetti, avaient suggéré que les gens du « Canard » auraient pu monter cette affaire eux-mêmes, pour se faire de la publicité, ou ceux qui, comme Jacques Dominati, président giscardien du Conseil de Paris, ont parlé de « canular ». Mieux informé, Raymond Marcellin a été moins maladroit.« Terrassé par un accès de fièvre », il ne participe pas, au Sénat, à la discussion du budget de l’Intérieur, qui a lieu le 5 décembre, au moment même où le juge Bernard commence ses investigations. Il ne participe pas davantage, le lendemain, au conseil des ministres. Il se tait, laissant répondre à sa place le directeur général de la police nationale, Jacques Lenoir, ancien préfet de police, ancien directeur des Renseignements généraux, et le secrétaire d’Etat à l’Intérieur, un obscur pharmacien de Poitiers, Pierre Vertadier. Le premier publie, le 4 décembre, en début d’après-midi, un communiqué de douze lignes, dans lequel on lit notamment : « Les premières constatations faites permettent d’indiquer qu’il n’y avait pas de gardiens de la paix en service à ce moment-là et à cet endroit, et qu’aucun service de police n’était concerné par cette affaire. » Le second répète sagement ces propos devant le Sénat et l’Assemblée nationale, où les parlementaires l’interrogent. Ahurissant. On croirait entendre les collaborateurs de Roger Frey déclarer, quelques heures après l’enlèvement de Mehdi Ben Barka par deux policiers de la brigade mondaine : « Aucun policier français n’est impliqué dans cette affaire. » Ce qui n’a pas empêché, une semaine plus tard, l’arrestation et l’inculpation de Louis Souchon et de Roger Voitot.C’est d’abord, évidemment, vers les Renseignements généraux que se tournent les soupçons. D’abord parce que c’est le travail habituel des R.G. de « surveiller » les journaux et les journalistes. Ensuite parce que les connaisseurs savent que les R.G. possèdent des équipes spéciales chargées des « perquisitions clandestines », des poses de micros et de magnétophones, des photos de fichiers d’organisations politiques et autres missions louches. Leurs collègues les appellent les « tontons-macoutes ». A la préfecture de police, ce « groupe technique », qui est dirigé par le commissaire principal René Libaud, assisté des inspecteurs Lalliot et Le Bailly, est rattaché au « groupe direction » du commissaire principal Philippe Massoni. Créé le 29 mai 1968, le « groupe direction » compte une cinquantaine de fonctionnaires, divisés en trois groupes opérationnels, spécialisés dans la pénétration, les filatures et les « contacts difficiles ». Dans un rapport adressé en décembre 1968 au directeur des R.G. par le commissaire Massoni, ce dernier dresse un bilan du travail des trois groupes : 1 650 informations transmises, 850 jours de filature et 3 000 écoutes téléphoniques. Spécialisé dans la lutte anti-gauchiste, le groupe direction étend ses activités bien au-delà de la surveillance des mouvements révolutionnaires et, à ce titre, il peut faire appel aux « tontons-macoutes » du groupe technique (poste 38-37) pour « sonoriser », comme l’on dit, aussi bien les bureaux d’un journal que l’appartement d’un responsable du P.C. ou du P.S.U.Un service analogue existe à la direction centrale des Renseignements généraux, 11, rue des Saussaies. La section des moyens techniques, dirigée par le commissaire divisionnaire Duchaussoy (poste 33-07), et la Brigade opérationnelle centrale (B.O.C.), du commissaire principal Jacques Harstrich (225-47-70), secondé par le commissaire René Psalmon, disposent du personnel et du matériel nécessaires pour toutes les opérations d’espionnage politique. On compte même, dans les rangs de la B.O.C., un as des serrures, l’inspecteur Henri Blaise, dit « Riquet ».
Le «Watergaffe» des espions français Boulette. La DST est prise en flagrant délit d’écoute du «Canard enchaîné».
Au Canard enchaîné, les vieux journalistes aiment montrer aux visiteurs un étrange trou dans le mur du bureau du rédacteur en chef. Jamais rebouché, il est là pour rappeler un certain lundi 3 décembre 1973. Tard dans la nuit, alors que les locaux sont vides, le dessinateur André Escaro, passant dans la rue, aperçoit une lumière inattendue. Ni une ni deux, il se précipite et surprend en pleine activité des «plombiers» occupés à tout, sauf à réparer le lavabo. A moins qu’à l’étage inférieur une backroom gay soit remplie de bricoleurs, la présence d’une dizaine de personnes ne se justifie pas trop. Sale affaire. Des agents de la DST se sont fait surprendre en pleine activité de préparation d’écoutes téléphoniques. Pour la sécurité de la patrie, sûrement. Contre un journal qui a pactisé avec l’Est, forcément. Manque de pot pour eux, le Canard amasse les preuves, telles les plaques minéralogiques des voitures appartenant au service. Escaro reconnaît lors des confrontations la plupart des pieds nickelés présents ce soir-là. L’un deux avait même trouvé le moyen d’impliquer sa femme : elle travaillait dans une entreprise de revêtements de sols, il la faisait donc participer au chantier, la famille, c’est important. La DST s’est ridiculisée, l’affaire prend le surnom de «Watergaffe». Heureusement, la justice est bien faite… la DST sera innocentée quelques années plus tard.1973 Les Plombiers du canard enchaîné
« Marcellin, quelle Watergaffe ! » Voilà sans doute l’un des plus beaux titres du Canard Enchaîné. Et pour ceux d’entre vous qui ont oublié ou qui étaient trop jeunes, je rappelle que Raymond Marcellin était alors, en 1973, le ministre de l’Intérieur du président Pompidou. Et que le jeu de mot du titreur du journal satirique paraissant le mercredi, selon la périphrase consacrée, faisait allusion au scandale du Watergate qui venait justement d’éclater aux Etats-Unis en cette même année 73… Car il y avait des ressemblances notables : Outre-Atlantique, il s’agissait d’espionnage politique. En France, c’était la pose de matériel d’écoutes téléphoniques dans un journal qui avait la réputation de ne pas être tendre avec le pouvoir en place. Et c’est parce nous avons parlé récemment avec Monsieur X de cette affaire du Watergate, qui a coûté son mandat de président à Richard Nixon, que j’ai demandé à mon interlocuteur s’il avait des lumières sur notre Watergaffe française ! Mais, disons-le tout de suite, en ces temps où l’anti-américanisme progresse, si, aux Etats-Unis, cette tentative d’espionnage politique s’est terminée par la démission du président, en France, il ne s’est rien passé du tout. Et la Justice s’est appliquée docilement à enterrer l’affaire. Alors quels sont les dessous de cette histoire rocambolesque dans laquelle ont été impliqués des policiers de la DST, notre service de contre-espionnage ? C’est la question que j’ai posée cette semaine à Monsieur X.
Cabinets noirs, sombres histoires Des micros du «Canard enchaîné» à la Chiraquie, trente ans de coups tordus organisés en haut lieu.
Le «cabinet noir» qui espionne pour les gouvernants désigne à l’origine un service de renseignements chargé de l’inquisition postale. Il prend de l’importance sous le cardinal de Richelieu, au XVIIe siècle. A l’ère des réseaux internet et des téléphones portables, les «cabinets noirs» espionnent les correspondances téléphoniques pour débusquer des «taupes» ou discréditer des rivaux. Les faux plombiers du «Canard enchaîné».
Les agents de la DST surpris en train d’installer des micros au Canard enchaîné, le 3 décembre 1973, ont agi sur ordres de leurs chefs et du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, pour identifier les «taupes» qui divulguent des informations sensibles. Le Canard vient de publier un document militaire sur «l’ennemi de l’intérieur» :gauchistes et soixante-huitards, antimilitaristes, etc. Le service de contre-espionnage a dépêché au moins six policiers-plombiers que le Canard démasque, titrant en une : «Oh Marcellin, quelle Watergaffe !» Selon Claude Angeli, de l’hebdomadaire satirique, «ce sont les deux conseillers les plus écoutés de Pompidou [alors président de la République, ndlr], Pierre Juillet et Marie-France Garaud, qui avaient demandé à Marcellin de mettre le paquet sur le Canard enchaîné».
Les écoutes tous azimuts sous Mitterrand
Fondée en 1982 après l’attentat de la rue des Rosiers, la cellule antiterroriste de l’Elysée, que François Mitterrand a confiée au super gendarme du GIGN Christian Prouteau, vire en police parallèle ou en cabinet noir de la présidence. Supervisée par le conseiller à la police et au renseignement Gilles Ménage, la «cellule» traque les terroristes et extrémistes de droite, mais se polarise aussi sur des adversaires et des gêneurs. Ainsi, le journaliste du Monde Edwy Plenel, qui révèle les dessous de l’affaire Greenpeace et le rôle des agents de la DGSE dans le sabotage du Rainbow-Warrior, sera placé sur écoute, espionné. Les lignes téléphoniques de l’écrivain et polémiste Jean-Edern Hallier, qui menace de dévoiler dans un livre l’existence de la fille cachée du Président, Mazarine, sont également branchées.
L’avocat des Irlandais de Vincennes, qui mettent en cause le sulfureux capitaine Barril, membre de la cellule élyséenne, est lui aussi surveillé. Et même la ligne de l’actrice Carole Bouquet pour connaître les fréquentations de son homme… Ce scandale de l’Etat Mitterrand, révélé par Libération en 1993, a conduit aux condamnations pour «atteinte à l’intimité de la vie privée» de sept anciens collaborateurs du Président.
Croisade anti juges en Chiraquie
Les deux mandats présidentiels de Jacques Chirac ont été frappés du sceau des «affaires». Les enquêtes sur le financement occulte du RPR ou sur les emplois fictifs de la Ville de Paris ont agité le sommet de l’Etat. En point d’orgue : la convocation de Jacques Chirac comme témoin par le juge de Créteil, Eric Halphen (lire ci-contre), en mars 2001. A l’époque, l’Elysée a toujours démenti l’existence d’un cabinet noir destiné à contrecarrer les investigations des magistrats. Mais un groupe spécial avait été constitué autour de Dominique de Villepin, alors secrétaire général de la présidence. Outre Villepin, il réunissait Me Francis Szpiner, le premier avocat de Jacques Chirac, et ses confrères Pierre Haïk et Thierry Herzog. Celui-ci assistera activement le couple Tiberi dans ses déboires avec la justice avant de devenir le défenseur officiel de Nicolas Sarkozy.
A cette époque, la fine équipe, qui se rassemble nuitamment au Château, se démène pour entraver la procédure des juges. Exemple, fin 1992 : Jacques Chirac n’est pas encore président, mais pour lui, comme pour son rival Edouard Balladur, Premier ministre, la justice peut mettre à mal toutes leurs ambitions. Afin de déstabiliser le juge Halphen, une opération est montée pour corrompre son beau-père. Mais la manœuvre, qui implique de hauts policiers, est éventée. Didier Schuller, figure du RPR des Hauts-de-Seine, est dans le collimateur. Il disparaît… Plus tard, il balancera Me Szpiner comme l’homme ayant organisé sa fuite afin de protéger Chirac. L’avocat a toujours démenti. Dans le dispositif antijuges, un autre personnage joue un rôle essentiel : Yves Bertrand. Le patron des Renseignements généraux aurait, de 1992 à 2003, constitué un cabinet noir au profit de Chirac et de Villepin. Il aurait divulgué des éléments à des journalistes sur une fausse affaire immobilière à l’île de Ré visant Lionel Jospin et révélé son passé trotskiste pendant la campagne présidentielle de 2002. En 2006, Bertrand et Villepin se retrouvent dans l’affaire Clearstream. L’ombre d’un cabinet noir plane sur les faux listings mettant en cause Nicolas Sarkozy. L’issue judiciaire est programmée le 14 septembre devant la cour d’appel de Paris.
https://www.liberation.fr/societe/2013/07/08/le-watergaffe-des-espions-francais_916835/
https://www.liberation.fr/societe/2011/09/03/cabinets-noirs-sombres-histoires_758772/
https://www.nouvelobs.com/culture/20031219.OBS1544/la-chute-de-marcellin.html