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27 octobre 2005 – Début des émeutes en France « la crise des banlieues »

ImageCrise permanente d’un système à bout de souffle à cause d’inégalité sociale en FranceImageDes émeutes éclatent à Paris après la mort de deux adolescents musulmans.ImageDans les banlieues françaises, de nombreuses émeutes éclatent, suite à la mort de deux adolescents électrocutés dans un poste électrique en fuyant la police. Démarrées à Clichy-sous-Bois, les émeutes se sont répandu ensuite dans tout le pays. Plus de 10 000 véhicules seront incendiés, ainsi que des écoles, et autres bâtiments publics.

Plusieurs centaines de jeunes s’attaquent au centre de secours des sapeurs-pompiers de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et saccagent des voitures après l’électrocution mortelle de deux adolescents qui s’étaient réfugiés dans un transformateur EDF à haute tension pour échapper à la police. Début des émeutes en banlieue parisienne puis dans d’autres régions. Ce drame déclenchera pendant près de 20 nuits des violences en banlieue parisienne et dans plusieurs villes de France ; près de 9 000 véhicules seront brûlés, malgré une forte mobilisation des forces de l’ordre et l’instauration, le 9 novembre, d’un couvre-feu dans les quartiers chauds.ImageÉmeutes en FranceImageTroubles civils dans les banlieues françaisesImageLe 27 octobre 2005, deux jeunes Français d’origine malienne et tunisienne ont été électrocutés alors qu’ils fuyaient la police dans la banlieue parisienne de Clichy-sous-Bois. Leur mort a déclenché près de trois semaines d’émeutes dans 274 villes de la région parisienne, en France et au-delà (voir cartes, photos et graphiques ici). 200 millions de dollars de dégâts alors qu’ils ont incendié près de 9 000 voitures et des dizaines de bâtiments, de garderies et d’écoles. La police française a arrêté près de 2900 émeutiers ; 126 policiers et pompiers ont été blessés, et il y a eu un mort – un passant qui est mort après avoir été frappé par un jeune cagoulé.  La réponse du gouvernement français, si elle n’était pas rapide, était prévisible. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy [Mafioso], a déclaré une politique de «tolérance zéro» envers la violence urbaine. Un an plus tard, lorsque des troubles civils ont de nouveau éclaté dans la même banlieue – le 1er octobre 2006 aux Mureaux, Yvelines, à nouveau à la suite d’un incident avec la police – Sarkozy est revenu à son discours «d’ordre public». La réponse du gouvernement en novembre 2005 et depuis a été amplifiée par un large éventail de commentaires qui tentaient de lier les émeutes à l’immigration illégale, au séparatisme musulman et aux pratiques polygames. En fait, alors que la plupart des émeutiers étaient des jeunes immigrés de deuxième génération, les problèmes sous-jacents étaient beaucoup plus complexes, impliquant l’exclusion sociale et économique, la discrimination raciale.The recent violence in the French suburbs is difficult to integrate into the general class combat, 2005 | libcom.orgDébut novembre 2005, le SSRC, sous la direction de son président, Craig Calhoun, a organisé ce forum Web, réunissant d’éminents spécialistes des sciences sociales de France et des États-Unis pour réfléchir sur les événements au fur et à mesure qu’ils se déroulaient. Comme de nombreux forums du SSRC, l’intention était de recueillir des avis d’experts «à chaud», afin d’amener les perspectives et les connaissances des spécialistes des sciences sociales à porter sur une question faisant l’objet d’une grande attention médiatique et d’un débat public. La plupart des essais ont été écrits au plus fort des émeutes, au moment de leur plus grande extension, alors que le gouvernement français déclarait l’état d’urgence (8 novembre). Mais les questions qu’ils soulèvent sur la capacité de la France à faire face au problème de l’exclusion sociale continuent d’interpeller les sociologues et les décideurs politiques, et d’attirer l’attention des médias des deux côtés de l’Atlantique.Why the French banlieues are ripe for repeat of 2005 riotsPeu de temps après la fin des émeutes, après la levée de l’état d’urgence en janvier 2006, une autre série de manifestations a éclaté, cette fois dans le centre de Paris et dans d’autres villes françaises, et désormais composée en grande partie de jeunes blancs. Les troubles étaient en réponse à une loi – le contrat de premier emploi – qui était perçue comme compromettant la sécurité de l’emploi, la baisse des salaires et les droits des travailleurs français. Des millions de personnes ont manifesté dans les rues, dont deux mobilisations de masse les 7 et 19 mars. Mais il y avait aussi des émeutes étendues et violentes de jeunes, des grèves et des occupations d’universités françaises, et des niveaux de violence qui rappelaient par moments les troubles de banlieue quelques mois plus tôt. Suite à cette pression publique, le gouvernement a abrogé sa loi sur l’emploi des jeunes.  Contrairement à sa réponse aux protestations des jeunes et des travailleurs au printemps 2006, le gouvernement n’a pas pris de mesures significatives pour faire face à la crise croissante de l’exclusion sociale et du racisme qui touche les banlieues françaises. Aucune commission parlementaire n’a été convoquée pour comprendre les émeutes et aucune politique gouvernementale majeure n’a été proposée en réponse aux problèmes sociaux révélés par les émeutes. Ces web-essais nous aident à comprendre non seulement les enjeux sociaux sous-jacents aux troubles civils dans les banlieues en novembre 2005, mais aussi l’inaction du gouvernement depuis.Introduction | SpringerLinkLa sociologie française sous le feu : un diagnostic préliminaire des «émeutes urbaines» en 2005

Dans ses Souvenirs (1850), Tocqueville confie qu’il a rencontré à la fois des écrivains et des hommes politiques et qu’ils écrivent chacun l’histoire à leur manière, de leur propre point de vue. Les premiers, en observateurs extérieurs, construisent des causes générales qui déshumanisent le cours des événements. Ces derniers sont trop pris dans l’action pour voir dans les événements autre chose que le résultat d’arrangements aléatoires. Et si Tocqueville reproche aux grands systèmes bien ficelés de flatter la vanité de leurs auteurs, il admet que « rien n’est laissé au hasard lorsqu’il est préparé d’avance ». Ses propos pourraient presque être directement appliqués aux interprétations des « émeutes urbaines » de novembre 2005 en France. Les spécialistes de la « question sociale » envahissent les écrans, les ondes et les journaux pour décrire l’ampleur de la « crise des banlieues » aux journalistes soucieux de présenter des « analyses de fond ». Plusieurs responsables politiques ont mis en cause les provocations du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et ses discours sur la « racaille » ou la « canaille » (racaille) qui « a allumé la mèche ». Certains des sociologues ayant une expérience de travail dans ces quartiers ont cependant parlé d’une voix différente, qui a réussi à percer plus ou moins le «voile médiatique». Il s’agit moins ici de synthétiser que de s’interroger sur les conditions dans lesquelles le discours sociologique a été reçu comme réaction immédiate à des événements de ce genre et sur le type d’explication que ce discours implique. Ces considérations remettront en question la fonction politique du discours sociologique dédié à la « pauvreté urbaine » dans l’ensemble des structures traitant de la souffrance et des mutations récentes qu’elles ont subies.Révolte des banlieues de 2005 : Déjà l'état d'urgence, l'islamophobie et la faiblesse du mouvement ouvrier… | NPALa réception du discours sociologique

Quelques semaines seulement après le début des « émeutes urbaines » de novembre 2005 en France, plusieurs articles pèsent déjà sur les événements, dont la plupart sont basés sur des recherches et des livres antérieurs. Tous ces textes, dont beaucoup sont écrits par les plus éminents spécialistes du domaine, tissent un réseau complexe d’interprétations que l’on peut résumer ainsi : d’abord, il y a la référence aux facteurs structurels, avec la déstructuration de la société populaire et spécifiquement ouvrière urbains, un chômage massif concentré dans les zones marginalisées, l’augmentation des formes de ségrégation socio-spatiale que les politiques d’urbanisme n’ont pas réussi à prévenir, le durcissement des lois sur l’immigration et la sécurité qui stigmatisent davantage les habitants des quartiers difficiles et les diverses formes de discrimination vécues au quotidien ( accès au travail, au logement, contrôles de police répétés). D’autres facteurs, plus conjoncturels, sont également mis en évidence avec des baisses de dépenses des récents gouvernements de droite (pour les associations, pour l’aide sociale.) PHOTOS. Emeutes de 2005 : il y a 10 ans, les banlieues s'embrasaientLes politiques de sécurité se sont également durcies d’autant plus que les deux derniers ministres de l’Intérieur, Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, ont fait des résultats sécuritaires un moteur essentiel de leur campagne pour devenir président de la République en 2007. Les déclarations de Nicolas Sarkozy sont ainsi reconnues comme, sinon un «déclencheur», du moins une provocation verbale qui a aggravé une situation déjà tendue. Les médias vont même jusqu’à s’interroger sur leur propre rôle dans l’affichage d’images choquantes et leurs effets dans la « compétition » entre quartiers pour brûler plus de voitures que les autres sinon un « déclencheur », du moins une provocation verbale qui a aggravé une situation déjà tendue. Les médias vont même jusqu’à s’interroger sur leur propre rôle dans l’affichage d’images choquantes et leurs effets dans la « compétition » entre quartiers pour brûler plus de voitures que les autres sinon un « déclencheur », du moins une provocation verbale qui a aggravé une situation déjà tendue. Les médias vont même jusqu’à s’interroger sur leur propre rôle dans l’affichage d’images choquantes et leurs effets dans la « compétition » entre quartiers pour brûler plus de voitures que les autres.10 ans après les émeutes, rien n'a changé dans les banlieues ?Certains facteurs sont moins évoqués mais semblent tout aussi pertinents : les formes de ségrégation scolaire affectant les jeunes de ces quartiers, mais aussi l’importance de la culture de la rue et des gangs dans le déclenchement de formes d’action spécifiquement masculines. Enfin, un type d’explication assez courant chez les économistes et les sociologues du mouvement « altermondialiste » met en évidence les liens étroits entre politique libérale et politique de sécurité ; l’extension de la répression contre les pauvres est interprétée comme une réponse supplémentaire à la crise du modèle libéral face aux effets sociaux de ses politiques : ghettoïsation, apartheid social et toutes les figures de l’exclusion sont évoquées sans distinction. D’autres chercheurs mettent plus particulièrement l’accent sur la crise du modèle social français désormais pris dans l’étau des contraintes européennes qui ont poussé l’État à se retirer des quartiers. Des divergences d’opinions politiques séparent également les auteurs. Les sociologues Didier Lapeyronnie et Laurent Muchielli soulignent l’échec de l’intégration française et l’abandon des immigrés par une République otage de l’égoïsme des fonctionnaires privilégiés, tandis que les membres du Conseil scientifique d’Attac, Alain Lecourieux et Christophe Ramaux, prennent position contre ce « radicalisme sociologique ». Pour ces derniers, la critique ne ferait que renforcer paradoxalement la délégitimation de l’État social, la véritable crise étant celle du modèle social français attaqué par le néolibéralisme.May Day in France: six police injured as violent group hijacks Paris march | France | The GuardianToutes ces interprétations ont leur pertinence et éclairent plus ou moins les événements récents. Ils permettent d’en comprendre les causes profondes et d’en situer le contexte à la fois global et immédiat, notamment par opposition à des discours qui tendent de plus en plus à occulter toute dimension sociale, discours qui accompagnent le retour d’un racisme à peine voilé. Ainsi pourrait-on lire l’un des essayistes français les plus en vue, Alain Finkielkraut, qui écrit :

En France, certains voudraient ramener les émeutes à leur niveau sociologique. Les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation, contre les discriminations dont ils souffrent et contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et s’identifient comme musulmans. Il y a en effet en France d’autres immigrés en situation difficile – Chinois, Vietnamiens, Portugais – et ils n’ont pas participé aux émeutes. Il est donc clair que cette révolte a un caractère ethnico-religieux (Haaretz, 14/11/2005).Non-lieu requis dans l'affaire à l'origine des violences de 2005Son rejet de l’explication sociologique lui fait ajouter qu’il y a « quelque chose en France, une sorte de déni qui vient des ‘Bobos’, des sociologues et des travailleurs sociaux, et personne n’a le courage de dire autre chose ». Alors que les discours réduisant les « émeutes urbaines » à une « menace islamiste » étaient contestés par les autorités policières, censées être mieux informées sur le sujet 6 , ces propos ne mériteraient pas d’être repensés s’ils n’exprimaient, dans un forme particulièrement brutale, d’autres types de réactions plus diffuses, celles qui ont conduit les médias à souligner ironiquement la hausse de 11 points dans les sondages pour le ministre de l’Intérieur en raison de ses fortes réactions aux « émeutes ».Émeutes : comprendre l'enclavement de Clichy en 5 minutes - Vidéo DailymotionLes propos obscurs d’Alain Finkielkraut sont troublants à un autre niveau : doté de toutes les apparences du bon sens, il semble renvoyer à une vox populi  que la sociologie ne cesse de trahir. En effet, il joue sur cette ambiguïté pour dénoncer toute prétention à expliquer les faits sociaux. Il n’a pourtant rien à voir avec ce qu’on pourrait appeler un « refus populaire » de la sociologie. Je parle ici non seulement en tant que chercheur en sciences sociales, mais en tant que praticien, professeur de philosophie dans un quartier « de banlieue », dans un lycée classé en ZEP 7 et donc en tant qu’engagé dans les événements récents. Du point de vue résidentiel, ce lycée est essentiellement composé d’élèves vivant dans des zones pavillonnaires à quelques kilomètres de Clichy-sous-Bois, où sont décédés les deux jeunes garçons considérés comme « l’événement déclencheur » 8 des émeutes. Lors de discussions avec mes élèves, ils se disaient frustrés par les explications dites « sociologiques » qu’ils entendaient dans chaque journal télévisé. Pour eux, ces explications étaient moins des éléments de compréhension que des justifications des exactions commises par certains jeunes dans les quartiers où ils vivaient. A leurs yeux, il ne suffisait pas de donner un sens à ces « actes inutiles ». Leur rejet du sociologisme ambiant en raison de leur proximité dans l’espace social (voire résidentiel pour certains étudiants) des événements n’a rien à voir, on le voit, avec le refus a priori obscurantiste de toute explication sociologique.

Deux réactions sont possibles à ce rejet de la sociologie. On pourrait dire qu’elle n’est que le fait de gens hautement réactionnaires, bien trop imprégnés de l’idéologie dominante pour être sensibles à ces analyses, trop menacés dans leurs intérêts et dans leur vie par les événements récents pour pouvoir atteindre un point de vue global qui irait au-delà de leur propre point de vue. Et on a entendu suffisamment de sociologues débiter des banalités dans les médias pour comprendre qu’il puisse y avoir une réaction négative de la part des plus concernés par le sujet. N’a-t-on pas vu un professeur d’université (par générosité, je ne citerai pas son nom) parler longuement dans les journaux télévisés pendant plusieurs soirées de la façon dont les jeunes brûlaient des voitures parce qu’elles étaient des symboles de prospérité auxquels ils n’avaient pas accès ? Laissant de côté ces farces sociologiques, on pourrait aussi essayer de prendre ce rejet au sérieux et se concentrer sur ce que Pierre Bourdieu appelait les « sources de la misère petite-bourgeoise », en l’occurrence les populations populaires vivant dans les zones pavillonnaires des villes à la périphérie des grandes agglomérations à proximité plus ou moins sensibles projets de logement. Il serait regrettable que les sociologues soucieux de donner un sens aux événements récents ne cherchent qu’à expliquer ce qui a conduit certains jeunes à brûler des voitures sans prêter attention aux jeunes – et moins jeunes – qui habitent les mêmes quartiers et n’ont pas participé au  » émeutes. »Violences après la mort de Nahel : les émeutes de 2005 dans toutes les têtesL’hypothèse que je voudrais développer ici est que ce rejet ne remet pas seulement en cause les conditions de réception du discours sociologique mais aussi le  type même d’explication que la sociologie a contribué à diffuser . De ce point de vue, la question est le lien direct établi entre certains facteurs sociaux (ou « causes générales ») et les événements à expliquer. Plus précisément, la nature causale du lien établi entre la « pauvreté urbaine » et les « émeutes ». Je ne reprendrai pas les débats classiques sur l’explication et l’interprétation en sociologie, ni ne tenterai de résoudre le problème de la « causalité historique » soulevé par Tocqueville. Mon intention ici est différente. Partant de ce rejet de la sociologie, j’examinerai, dans une perspective réflexive, la fonction politique remplie par un certain discours sociologique devenu doxa et les schémas d’analyse utilisés par les sociologues pour ces questions.Le spectre des émeutes de 2005 - La LibreSens et non-sens : quelle politisation ?

Le lien spontanément établi entre « pauvreté urbaine » et « émeutes » que la plupart des observateurs présentaient comme une évidence est loin d’être évident, d’abord parce que même si les événements étaient le cas de « troubles » le plus étendu spatialement et temporellement durable en décennies, ils ne se sont pas produits dans toutes les zones sensibles et pauvres. Les données sur les taux de chômage des 15-24 ans dans les quartiers « en éruption » sont en effet impressionnantes : 41,1 % dans le quartier de la Grande Borne à Grigny, 54,4 % à La Revnerie et Bellefontaine à Toulouse, 31,7 % à L’Ousse. de bois à Pau, 37,1% dans le Grand ensemble de Clichy-sous-bois/Montfermeil, 42,1% pour Bellevue à Nantes/Saint Herblain. 9 Mais d’autres régions ont des taux de chômage similaires et n’ont pas « brûlé ».Émeutes : après les violences, les premières estimations des dégâtsCertaines médiations manquent dans l’analyse pour faire le lien entre « pauvreté urbaine » et « émeutes ». « Médiations » est utilisé ici pour désigner l’ensemble des institutions sociales, des organisations et des mouvements qui peuvent définir les structures encadrant un groupe social donné.  Lorsque ces médiations sont composées d’agents ou d’institutions ayant des relations suffisantes pour générer des normes et des intérêts communs, elles forment des champs au sens défini par Pierre Bourdieu. Certaines ont déjà été évoquées : l’existence de « gangs » et les taux d’abandon, même si les données recueillies lors des interpellations des jeunes interpellés peuvent nuancer davantage ces interprétations.

De la même manière, les références à l’absence de structures d’activisme au niveau local tendent à lier les émeutes à un « vide politique » dans les « banlieues ». Abdellali Hajjat a complètement déconstruit la logique derrière cette façon de penser. Selon cette logique, le mouvement ouvrier a pu structurer son action en termes de politique révolutionnaire, mais le sous-prolétariat urbain du 21e siècle, censé être issu essentiellement des soi-disant «post-coloniaux» l’immigration, ne peut éclater que dans des explosions de violence un peu irrationnelles, qui ne trouvent leur sens que dans les propos de spécialistes nostalgiques du mouvement ouvrier. Nul doute que ce schéma d’explication n’a rien à voir avec le discours sécuritaire sur la « crise suburbaine ». Pourtant, il partage avec le discours dominant l’idée que ces révoltes ne sont pas politiques, qu’elles n’ont pas de sens. L’idée serait alors de localiser les freins à la politisation :Banlieues : nouvelle nuit de violences avec tirs de mortiers et incendies - Valeurs actuellesDu Mouvement des travailleurs arabes (1970-76) au Mouvement de l’immigration et des banlieues (créé en 1995), en passant par Diversité et les associations musulmanes de gauche (comme l’Union des jeunes musulmans, UJM), les tentatives d’organisation post- politiquement l’immigration coloniale en France. Le militantisme des immigrés ou de leurs descendants s’est constitué autour d’une série de figures politiques qui correspondaient aux transformations économiques, politiques et urbaines de la société française : les « damnés de la Terre » anticolonialistes avant 1962, le « travailleur migrant », les « clandestins ». L’ouvrier », le « beur », le « musulman », etc. Contrairement aux visions de la souffrance véhiculées par certains sociologues, les bouleversements suburbains ont une histoire riche de plus d’une vingtaine d’expériences politiques.EN IMAGES. Jeune tué à Nanterre : à Paris, Fresnes, Lyon… Une nuit de violences urbaines en FranceCe rappel historique renvoie notamment à l’annexion de tout mouvement politique, au manque de soutien apporté aux associations politiques par les pouvoirs publics (nationaux et municipaux) en faveur des associations socioculturelles, et à un contexte plus général de répression envers les militants de l’immigration qui augmente le coût individuel de l’action politique et favorise la fuite individuelle vers le mode de vie « bourgeois ».

Les clés de lecture de ces « émeutes urbaines » se trouvent peut-être dans ces processus de dépolitisation. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de sens politique mais que la politisation de la « violence suburbaine » s’est opérée dans une direction particulière, souvent sans lien avec les « causes générales » pointées par les observateurs extérieurs. Comme le remarquait Patrick Champagne il y a quelques années, l’interprétation de la « violence urbaine » s’est lentement imposée dans les années 1990 comme un discours résolument désociologisé. Jusque-là, les émeutes étaient perçues par les médias comme des événements exceptionnels et spectaculaires, identifiés et circonscrits comme la révolte des Enfants des Harkis (Algériens ayant combattu aux côtés des Français dans la guerre d’indépendance de l’Algérie – ndlr) logés dans des projets éphémères » contre l’injustice faite à leurs parents et à eux-mêmes.DIRECT. Émeutes après la mort de Nahel : des tensions à Paris et Marseille, 45 000 policiers et gendarmes mobilisés ce soir - ladepeche.frDétachée de ses conditions sociales, cette violence se conjugue aux caractéristiques des jeunes immigrés ou des enfants d’immigrés, classés comme « inassimilables ». Patrick Champagne a retracé la logique sociale de cette construction politique :

Pour les médias et les politiciens, il n’y avait pas de problème tant que les Harkis restaient calmes dans leurs banlieues avec leurs problèmes, sans inquiéter ceux qui n’avaient pas de soucis. Progressivement, en partie grâce aux médias, ces problèmes catégoriques ont quitté leurs zones strictement circonscrites et ont commencé à poser des problèmes aux riverains puis aux élus. Le niveau de vie dans ces quartiers décline, rendant les relations de voisinage de plus en plus difficiles. Et parce que les populations locales se sont tournées vers leurs élus, exigeant qu’ils s’occupent de ces nouveaux problèmes (c’est-à-dire en supprimant les familles ou groupes « indésirables »), on a observé une politisation idéale pour attirer, dans un processus circulaire, journalistes politiques qui, le plus souvent par incompétence, ont pris le relais des reporters de terrain qui ont au moins rencontré les personnes sur lesquelles ils écrivaient. Ils sont chauds» : une nouvelle nuit de troubles dans le nord de Paris après la mort de Nahel – LibérationLe problème a donc progressivement changé de nature. Il est entré dans l’arène politique, est devenu un enjeu électoral (cf. le discours « sécuritaire » omniprésent dans les plates-formes des partis de droite comme de gauche). Des délégations parlementaires ont fait le tour des expériences étrangères, américaines en particulier, à la recherche de solutions politiquement, sinon concrètement, efficaces (par exemple le principe de « tolérance zéro » importé des États-Unis est surtout idéologiquement important car il réaffirme fortement l’autorité de Etat).

C’est là un formidable défi pour la sociologie : face au discours qui tend à passer sur les causes sociales des émeutes, il ne faut pas tomber dans une sorte de sociologisme qui réduit tout à un vague « social » et finit par se transformer en son à l’opposé, le sociologisme dans les médias comme meilleure justification du rejet de la sociologie. L’analyse de Patrick Champagne peut nous aider à effectuer un premier changement de perspective : la politisation des «violences urbaines» n’est pas venue du point de vue des personnes concernées (elles se sont au contraire dépolitisées) mais du point de vue des riverains— les «petits Blancs» des quartiers pavillonnaires dont personne ne parle mais à qui tous les politiques s’adressent plus ou moins explicitement.

La population que la Gauche anticapitaliste sous toutes ses formes méprise pour son conformisme, que la Gauche socialiste accuse d’avoir mal voté en 2002 et 2005, mais que les politiciens de tous bords s’efforcent de conquérir en période électorale. Et si la gauche a raté sa chance avec les HLM, pour reprendre l’expression d’Olivier Masclet , la contestation des politiques néolibérales n’a pas pu apporter de réponse politique aux revendications des « petits Blancs » des pavillons, ce qui a permis des questions de sécurité avoir le champ libre. En revanche, cette politisation de la sécurité a eu des effets bien réels sur les conditions de vie et la surveillance des quartiers effectuée majoritairement par la police. Si on peut dire avec Loïc Wacquant qu’une des questions à se poser n’est pas pourquoi ces « émeutes urbaines » se produisent mais pourquoi elles ne se produisent pas plus souvent (pourquoi ceux qui vivent dans des conditions relativement similaires à celles des « émeutiers » ne se révoltent pas plus souvent), alors il faut commencer à chercher une explication dans cette médiation institutionnelle….

Sous le feu : perspectives sociologiques et politiques 

Face à l’évolution des modes de contrôle dans les quartiers populaires, le rôle de la sociologie reste d’expliquer le social par le social. Mais fournir une explication devient d’autant plus délicat que le discours englobant sur la « pauvreté urbaine », véritable doxa sociologique, tend paradoxalement à désociologiser les faits sociaux en les vidant de tout sens politique. Des insurrections a priori niées d’un sens autre que celui fourni par les « fournisseurs de sens professionnels » sont difficiles à interpréter d’un point de vue collectif. On peut alors se demander si les multiples apparitions publiques des sociologues ne contribuent pas ou ne renforcent pas cette dépolitisation, d’autant plus que les explications fournies, le plus souvent, ne peuvent dépasser le niveau des liens directs entre « pauvreté » et « émeutes ». ” Ces liens sont si simplistes qu’ils s’exposent à un rejet rapide au nom d’un appel à la responsabilité individuelle – et à la défense de la propriété privée.

Les événements de novembre 2005 mettent donc la sociologie sous le feu. Doit-il assumer le rôle d’expert que de nombreux membres de la profession souhaiteraient qu’il ait, ou doit-il assumer un rôle public actif qui rompt avec les discours dominants sur le monde social ? Si cette question pouvait être ouvertement posée en France, le test des incendies de voitures aurait au moins un effet positif sur une discipline de plus en plus invoquée comme alibi scientifique pour les politiques et les journalistes qui manquent à la fois de diagnostics et de remèdes. Nous ne sommes pas seulement au niveau des conditions de réception de la sociologie mais aussi au niveau des schémas d’explication : qu’apporte de plus un sociologue lorsqu’il dit simplement, comme la plupart des hommes politiques et des journalistes, que les jeunes se sont révoltés parce qu’ils sont dans les « quartiers marginalisés ?

Ces questions portent sur le problème de la fonction actuelle de ce type de discours sociologique : cette épreuve du feu est aussi une épreuve d’impuissance, de « l’impuissance du pouvoir » pour reprendre les termes de François Athané. Le vaste consensus selon lequel les émeutes avaient des causes sociales pourrait être considéré comme une « victoire » pour la pensée sociologique en général ; cependant, il n’a eu aucun effet sur les pratiques gouvernementales, sur la réalité sociale qu’il a diagnostiquée. C’est le paradoxe de cette doxa sociologique. Cela ne veut pas dire que le diagnostic est erroné mais que rien n’a changé puisque les conditions de réception du discours sociologique neutralisent ses effets potentiellement politiquement subversifs. N’est-il pas temps d’engager une réflexion collective sur la fonction politique de la sociologie et les interventions politiques qu’elle peut accomplir ? Je ne prétends pas avoir de solution définitive ; Je voudrais juste suggérer qu’une fonction d’intervention politique romprait avec des discours trop évidents sur le monde social. Plus qu’une simple critique des médias, nous avons besoin d’une critique de la position de la sociologie elle-même comme discours d’expert.

Pierre Bourdieu a suggéré que l’intervention politique des sociologues repose toujours sur un haut degré de scientificité.  Dans l’immédiat, il faudrait donc cesser de parler en sociologue, ce qui pourrait même être une règle générale : ne parler en sociologue qu’après avoir fait des recherches sur le sujet en question. Un sociologue ne pourrait intervenir dans l’instant qu’en assumant une position politique, non enveloppée de la « neutralité axiologique » revendiquée par l’expert.  Il serait alors libre d’effectuer des recherches par la suite comme sociologue. A travers les problèmes de réception du discours sociologique, dans des conditions médiatiques favorables aux explications simples, la critique de l’établissement d’une relation directe entre la « pauvreté urbaine » et les « émeutes » fait émerger une vision un peu différente du rôle du sociologue. En effet, toute étude sociologique rigoureuse de ces « émeutes » 24nécessiterait une reconstruction des médiations institutionnelles évoquées plus haut ainsi que le développement d’indicateurs permettant de mesurer le degré de corrélation entre « pauvreté urbaine » et « émeutes ».

Il faudrait alors une cartographie des faits pour corréler l’intensité des événements dans chaque localité à un ensemble de variables socio-démographiques et institutionnelles : indicateurs socio-économiques relatifs à l’espace résidentiel (catégories socioprofessionnelles, taux d’imposition, taux de chômage, assistance sociale ainsi que les évolutions de ces dernières années) ; des indicateurs du ton des politiques municipales et des subventions allouées pour chaque quartier ; des indicateurs de développement des structures pour enfants et jeunes, des centres socioculturels aux écoles, dans le cadre de l’espace résidentiel ; indicateurs des formes d’intervention policière dans ces quartiers. Des entretiens dans ces quartiers et dans les environs s’ensuivraient pour faire émerger, au-delà du moment d’objectivation, le sens des événements pour différentes catégories d’habitants. L’obligation de mener une enquête telle que celle brièvement décrite ici interdirait toute « réaction immédiate » d’un expert des problèmes sociaux. On ne peut qu’espérer, au contraire, qu’elle incitera la sociologie à revenir à ses questions brûlantes.

https://items.ssrc.org/riots-in-france/french-sociology-under-fire-a-preliminary-diagnosis-of-the-november-2005-urban-riots/

https://items.ssrc.org/category/riots-in-france/

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