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NEHRU-Un "autre" regard sur l'Histoire du Monde

103 – Les méthodes des gouvernements

http://jaisankarg.synthasite.com/resources/jawaharlal_nehru_glimpses_of_world_history.pdf

// 27 octobre 1932 (Page 377-380 /992) //

Je n’ai pas écrit depuis deux semaines. J’ai peur de me relâcher. La pensée que j’approche de la fin de mon histoire me retient un peu. Nous sommes déjà à la fin du XVIIIe siècle ; les cent ans du 19ème siècle attendent notre inspection, et alors nous n’aurons plus que trente-deux ans du 20ème siècle pour nous ramener jusqu’à nos jours. Mais ces 132 années qui restent prendront beaucoup de temps. Étant assez près de nous, ils occupent une place importante et remplissent nos esprits, et nous semblent plus importants que les événements antérieurs. Beaucoup de ce que nous voyons autour de nous aujourd’hui a ses racines dans ces années, et en fait je n’aurai pas de tâche facile à te conduire à travers la forêt dense d’aventures, d’actualités et d’événements du siècle dernier et plus encore. C’est peut-être la raison pour laquelle je me dérobe ! Mais je me demande aussi ce que je ferai quand, enfin, j’amènerai cette histoire de l’homme en 1932, et que le passé se fond dans le présent et s’arrête devant l’ombre du futur. Que t’écrirai-je donc, ma chère ? Quel prétexte trouverai-je pour m’asseoir, stylo à la main et penser à toi, ou imaginer que tu es assise à côté de moi en me posant plusieurs questions auxquelles j’essaie de répondre ?

Trois lettres que j’ai écrites sur la Révolution française – trois longues lettres sur cinq brèves années d’histoire de France. Au cours de notre voyage à travers les âges, nous avons parcouru des siècles à grands pas et nous avons vu les continents en un coup d’œil. Mais ici en France, entre les années 1789 et 1794, nous avons fait un séjour assez long ; et pourtant tu seras surprise d’apprendre que j’ai essayé fortement d’être bref, car mon esprit était plein de sujet et ma plume voulait continuer. La Révolution française est importante historiquement. Il marque la fin d’une époque et le début d’une autre. Mais il fascine encore plus par son caractère dramatique et il nous enseigne bien des leçons à nous tous. Le monde est de nouveau en effervescence, et nous sommes à la veille de grands changements. Dans notre propre vie dans une période de révolution, aussi pacifique soit-elle. Nous pouvons donc apprendre beaucoup de la Révolution française et de l’autre grande révolution qui a eu lieu en Russie de nos jours et presque sous nos yeux. Les vraies révolutions du peuple, comme celles-ci, jettent une lumière féroce sur les sombres réalités de la vie ; comme un éclair, ils révèlent tout le paysage, et surtout les endroits sombres. Pendant un certain temps au moins, le but semble clairement visible et étrangement proche. La foi et l’énergie en remplissent un. Le doute et l’hésitation disparaissent. Il n’est pas question de compromis avec le second meilleur. Tout droit, comme une flèche, les hommes qui font la révolution vont vers le but, ne voyant ni à droite ni à gauche ; et plus leur vision est droite et claire, plus la révolution va loin. Mais cela ne se produit que pendant la haute période de la révolution, lorsque ses dirigeants sont sur les sommets des montagnes et que les masses marchent à flanc de montagne. Mais hélas ! il arrive un moment où ils doivent redescendre des montagnes dans les vallées sombres en contrebas, et la foi s’obscurcit et l’énergie diminue.

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En 1778, le vieux Voltaire, exilé presque toute sa vie, revient à Paris pour mourir. Il avait alors quatre-vingt-quatre ans. S’adressant à la jeunesse parisienne, il a déclaré : « Les jeunes ont de la chance, ils verront de grandes choses ». En effet, ils ont vu et participé à de grandes choses, car la Révolution a éclaté onze ans plus tard. Il avait attendu assez longtemps. «L’état c’est moi», avait dit Louis XIV, le Grand Monarque, au XVIIe siècle; «Apres moi le déluge», disait son successeur, Louis XV, au XVIIIe; et après cette invitation, le déluge vint emporter Louis XVI et sa compagnie. Au lieu des nobles avec leurs perruques poudrées et leurs culottes de soie, les «sans-culottes» – les hommes sans culotte – arrivèrent au front; et tout le monde en France était un «citoyen» ou une «citoyenne». «Liberté, égalité, fraternité» était la devise de la nouvelle République criée au monde.

La Terreur occupe une place importante au temps de la Révolution. En moins de seize mois, de la nomination du Tribunal révolutionnaire spécial à la chute de Robespierre, près de 4000 personnes ont été guillotinées. C’est un grand nombre, et quand on pense que beaucoup d’innocents ont dû être envoyés à la guillotine, on est choqué et affligé. Et pourtant, il est bon de se souvenir de certains faits, afin de voir la Terreur française dans sa vraie perspective. La République était entourée d’ennemis, de traîtres et d’espions, et nombre de ceux qui étaient condamnés à la guillotine étaient des opposants avoués travaillant à la destruction de la République. Vers la fin de la Terreur, l’innocent a souffert avec les coupables. Quand la peur vient, notre vision est obscurcie et il devient difficile de faire la distinction entre le coupable et l’innocent. La République française a dû faire face à un moment critique à l’opposition et à la trahison de certains de leurs propres grands généraux, comme Lafayette. Il n’est pas étonnant que le courage des dirigeants leur ait fait défaut et qu’ils aient commencé à frapper la droite et la gauche sans discernement.

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Il est également bon de se souvenir, comme le souligne H. G. Wells dans son Histoire, de ce qui se passait à l’époque en Angleterre, en Amérique et dans d’autres pays. Le droit pénal, en particulier pour la défense de la propriété, était sauvage et les gens étaient pendus pour des délits insignifiants. Dans les différents lieux, la torture était encore officiellement utilisée. Wells dit que beaucoup plus de personnes ont été pendues de cette manière en Angleterre et en Amérique que celles envoyées à la guillotine sous la Terreur en France pendant la même période.

Pense encore aux raids d’esclaves de ces jours avec leur horrible cruauté et leur inhumanité. Pense aussi à la guerre, la guerre moderne en particulier, qui efface des centaines de milliers de jeunes hommes à leur apogée. Approche-toi, de notre propre pays, et considérez les événements récents. Il y a treize ans, un soir d’avril à Amritsar, le jour de la fête du printemps, des centaines de personnes ont été tuées et des milliers grièvement blessées dans le Jallianwala Bagh. Et tous les cas de complot et les tribunaux et ordonnances spéciales – que sont-ils sinon des tentatives de terroriser et de contraindre un peuple ? L’intensité de la répression et du terrorisme est une mesure de la peur d’un gouvernement. Chaque gouvernement, réactionnaire ou révolutionnaire, étranger ou national, lorsqu’il craint pour sa propre existence, se livre au terrorisme. Le gouvernement réactionnaire le fait au nom de certaines personnes privilégiées et contre les masses ; le gouvernement révolutionnaire agit au nom des masses et contre quelques privilégiés. Le gouvernement révolutionnaire est plus franc et plus direct ; il est souvent cruel et dur, mais il y a peu de subterfuge ou de tromperie. Le gouvernement réactionnaire vit dans une atmosphère de tromperie, car il sait qu’il ne pourrait pas durer s’il était découvert. Elle parle de liberté, et signifie par là la liberté pour elle-même de faire ce qu’elle veut. Il parle de justice et signifie par lui la perpétuation de l’ordre existant sous lequel il s’épanouit, bien que d’autres périssent. Surtout, il parle de la loi et de l’ordre et, sous le couvert de cette phrase, tire et tue et emprisonne et bâillonne et fait tout illégal et chose désordonnée. Au nom de « la loi et l’ordre », des centaines de nos frères ont été jugés par des tribunaux spéciaux et condamnés à mort. En ce nom, un jour d’avril il y a deux ans et demi à Peshawar, des mitrailleuses ont abattu un grand nombre de nos braves compatriotes pathans, sans armes. Et pour cette « loi et ordre », l’armée de l’air britannique largue des bombes sur nos villages frontaliers et en Irak, et tue ou mutile à vie des hommes, des femmes et des petits enfants sans discrimination. De peur que les gens ne s’échappent à l’approche d’un avion, une ingéniosité diabolique a mis au point ce que l’on appelle des «bombes à retardement», qui tombent apparemment sans danger et n’éclatent pas pendant un moment. Les hommes et les femmes du village, pensant que le danger est passé, retournent chez eux, et peu après les bombes éclatent, tuent et détruisent.

Pense aussi à la terreur quotidienne de la famine qui éclipse des millions de personnes. Nous nous habituons à la misère qui nous entoure. Nous imaginons que les ouvriers et les paysans sont plus grossiers que nous et peu sensibles à la souffrance. Vains arguments pour encore piquer nos propres consciences ! Je me souviens d’avoir visité une mine de charbon à Jharia dans le Bahar, et je n’oublierai jamais le choc que j’ai eu lorsque j’ai vu des hommes et des femmes travailler loin sous la surface de la terre dans de longs couloirs noirs et sombres de charbon. Les gens parlent d’une journée de travail de huit heures pour les mineurs, et certains s’y opposent même et pensent qu’il faudrait leur demander plus de travail. Et quand j’entends ou lis ces arguments, mon esprit revient à ma visite dans les cachots noirs en contrebas où même huit minutes sont devenues une épreuve pour moi.

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La Terreur française était une chose terrible. Et pourtant, c’était une piqûre de puce par rapport aux maux chroniques de la pauvreté et du chômage. Les coûts de la révolution sociale, si élevés soient-ils, sont inférieurs à ces maux et au coût de la guerre qui nous revient de temps en temps dans notre système politique et social actuel. La terreur de la Révolution française occupe une place importante car de nombreuses personnes titrées et aristocratiques en ont été victimes, et nous sommes tellement habitués à honorer les classes privilégiées que nos sympathies vont à elles lorsqu’elles sont en difficulté. Il est bon de sympathiser avec eux comme avec les autres. Mais il est également bon de se rappeler qu’ils ne sont que quelques-uns. Nous pouvons leur souhaiter bonne chance. Mais ceux qui comptent vraiment sont les masses, et nous ne pouvons pas sacrifier le plus grand nombre à quelques-uns. «C’est le peuple qui compose le genre humain», écrit Rousseau ; « ce qui n’est pas des gens est une préoccupation si petite que cela ne vaut pas la peine de compter. »

J’avais l’intention de te parler de Napoléon dans cette lettre. Mais mon esprit s’est égaré et ma plume s’est dirigée vers d’autres sujets, et Napoléon attend toujours d’être inspecté. Il doit attendre notre plaisir jusqu’à la prochaine lettre.

 

 

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