L’organisation de la dictature – L’assassinat, crime originel et le tournant fascisteAssassiné le 10 juin 1924, à trente-neuf ans, le leader socialiste Giacomo Matteotti (1885-1924) n’était pas la première victime du fascisme italien. Mais il devait devenir au vrai sens du mot le premier martyr de l’antifascisme, tant cette mort, à laquelle il s’était exposé les yeux ouverts, donnait aux plus aveugles des raisons de voir clair, faisant pour quelques semaines hésiter l’histoire. Et si les démocrates italiens ne surent pas alors saisir leur dernière chance, il nous importe de connaître les raisons de leur échec et d’en tirer la leçon. Cette histoire est la nôtre.Rappelons les faits Le 16 août 1924, entre 7h30 et 8 heures du matin, plus de deux mois après son enlèvement en plein cœur de Rome, les carabinieri [corps militaire ayant des fonctions de police insititué par le roi Vittorio Emmanuèle Ier en 1814.] retrouvent enfin Giacomo Matteotti. Un reporter photographe anonyme qui suivait la brigade de recherche saisit sur le vif le moment où l’on transfère la dépouille vers le cimetière proche de Riano, à 25 kilomètres de la capitale italienne. Une partie de l’énigme de sa disparition est donc levée, et les craintes de ses proches et camarades socialistes se révèlent fondées. Tous se remémorent son dernier discours à la Chambre, le 30 mai précédent, par lequel il avait plaidé l’invalidation des élections du 6 avril, qui se sont déroulées dans un climat de violence empêchant tout choix serein et libre. Le député âgé de 39 ans, qui s’était opposé à Benito Mussolini (alors dirigeant du parti socialiste) en 1914 sur la question de l’entrée en guerre de l’Italie, sait que son discours le met en danger. Les fascistes ne s’attendaient certainement pas à une telle opposition frontale, moins de deux ans après la Marche sur Rome et la nomination de leur chef aux fonctions suprêmes. Depuis le 10 juin, tous les regards se tournent vers Mussolini : le corps de Matteotti criblé de 17 coups de couteau l’accuse.Le crime était loin d’être parfait Le cliché La découverte du corps assassiné du député socialiste Giacomo Matteotti fait partie d’une série de clichés prise dans les environs du bois de la Quartarella où le chien du carabinier Ovidio Caratelli a repéré les restes de Matteotti. Sur l’image, on distingue un cercueil en bois brut de mauvaise qualité porté par quatre hommes : deux policiers, un ouvrier et un homme en uniforme noir, peut-être le gardien du cimetière de Riano. Ils sont accompagnés par l’officier commandant la brigade qui surveille l’opération, observée par deux hommes à mi-distance et par deux policiers à la lisière du bois. La profondeur de champ raconte une partie de l’histoire : la découverte dans la profondeur du bois, l’exhumation, la première reconnaissance et le transport. Le flou autour de la main au tout premier plan indique que le groupe est en mouvement rapide ; les quatre hommes ploient sous le poids, il fait certainement chaud et lourd en ce lendemain d’Assomption. Le soldat au premier plan se cache le nez dans un mouchoir : le corps de Matteotti est dans un état de putréfaction avancée, signe qu’il a été assassiné peu de temps après son enlèvement et que le climat estival a fait son œuvre. Malgré tout, deux jours plus tard, ses proches l’identifient et le 20 août, des députés socialistes viennent honorer sa dépouille.
La démocratie assassinée L’enlèvement du député socialiste s’est déroulé sous les yeux de deux témoins qui ont pu identifier plusieurs membres de la police politique, dont Amerigo Dumini (1894-1967) et Albino Volpi (1889-1939). Mussolini est interpellé à la Chambre dès le 12 juin, il doit limoger le vice-secrétaire du parti national fasciste (P.N.F.) Cesare Rossi (1887-1967), qui se vengera le 27 décembre dans un mémoire où il accuse Mussolini d’avoir commandité le crime le 31 mai. Or, la violence politique du fascisme a fait son œuvre. Les quotidiens populaires traitent l’affaire comme un fait divers en héroïsant les gardiens de l’ordre et en insistant sur l’émotion de la veuve ; les journaux de gauche sonnent la charge contre le traitement sauvage de Matteotti et accusent Mussolini, mais le Sénat renouvelle sa confiance au gouvernement ; les journaux proches du P.N.F. campent dans le déni, plaident le règlement de comptes entre socialistes, tout en expliquant en quoi Matteotti a bien mérité une telle mort. Seuls les exécutants seront jugés et condamnés, par un tribunal fasciste (5 ans pour Dumini) puis par un tribunal républicain en 1947 (15 ans, mais libération anticipée). Le 27 juin, les députés d’opposition refusent de siéger et se retirent dans une salle du Parlement. Cette « sécession de l’Aventin » symbolique mais impuissante précipite la révolution législative des « lois fascistissimes » (1925-1926). Frappée par le cliché du 16 août 1924, l’opposition se soumet, d’autant qu’une majorité d’Italiens apprécie la volonté de fer du Duce, ce chef dont le pays désorienté croyait avoir tant besoin.Le fascisme tuait Giacomo Matteotti – [Source Le club de Mediapart – Charles Heimberg]Le député socialiste Giacomo Matteotti, enlevé le 10 juin 1924, par des sbires de Mussolini, a été retrouvé mort quelque temps plus tard. C’était un fervent antifasciste, un antifasciste de la première heure qui n’a jamais banalisé la gravité du régime mis en place à partir de 1922, un acteur lucide dont l’assassinat incarne la dimension immédiate de violence et de terreur du régime mussolinien et l’absurdité des discours complaisants et relativistes sur un « premier fascisme » qui aurait été tellement doux et efficace qu’il aurait suscité du consensus. Ce socialiste était un véritable réformiste, mais qui aimait se définir « réformiste, parce que révolutionnaire ». Bien que toujours opposé à la guerre, il n’avait pas adhéré au communisme, et il avait même quitté le congrès fondateur du Parti communiste italien de Livourne en 1921 pour aller secourir des camarades ouvriers de Ferrare assaillis par des bandes fascistes. Quelques jours avant sa mort, le 30 mai 1924, Matteotti avait dénoncé à la Chambre italienne, avec une grande véhémence, le truquage manifeste des élections de la législature qui était à peine entamée, des élections qui venaient de se dérouler dans des conditions douteuses et qui avaient marqué le triomphe du fascisme :« Nous socialistes affirmons que la liste de la majorité gouvernementale qui a obtenu plus de quatre millions de voix n’a pas obtenu librement ces suffrages et il est douteux qu’elle ait obtenu le pourcentage nécessaire pour recevoir, même selon votre loi, les deux tiers des sièges qui lui sont accordés. Nous contestons donc ici la validité de l’élection de toute la majorité gouvernementale. Au cours de cette élection, aucun votant n’a été libre parce que tout le monde savait a priori que, même si la majorité des votants avait osé se prononcer contre le gouvernement, le gouvernement avait à sa disposition une force qui aurait annulé tout résultat contraire à ses vues. Cette intention du gouvernement était renforcée par l’existence d’une milice armée. Dans 90 % des cas, et pour certaines régions dans 100 % des cas, les bureaux de vote étaient entièrement sous le contrôle des fascistes, et le représentant de la liste minoritaire n’a pas eu la possibilité d’être présent pendant le vote. Nous rappelons ce qui s’est produit en particulier dans les provinces de Milan et de Gênes et dans plusieurs autres, où les résultats n’étaient pas très encourageants pour la liste fasciste: des journaux ont été détruits, des sièges de partis ont été dévastés, des coups ont été donnés. Dans la vallée du Pô et en Toscane et dans d’autres régions citées par le président du Conseil pour leur loyauté envers le gouvernement fasciste, les électeurs ont voté sous le contrôle du parti fasciste. Les pauvres paysans savaient que toute résistance était inutile et pour préserver la sécurité de leur famille, ils ont dû se soumettre à la loi du plus fort, à la loi du maître, en votant pour les candidats que le chef local de l’union fasciste ou du club fasciste avaient désignés.» Dans un premier temps, le dictateur italien avait paru un peu gêné par l’écho de l’affaire Matteotti, du délit Matteotti. Mais il est parvenu assez vite à la retourner en sa faveur en opérant un tournant « fascistissime » et en renforçant encore davantage sa violence et sa terreur : « Je vous déclare ici devant tout le peuple italien, que j’assume à moi tout seul la responsabilité politique, morale et historique de tout ce qui est arrivé, déclare-t-il à la Chambre des députés le 3 janvier 1925. Si le fascisme n’a été qu’une affaire d’huile de ricin et de matraques et non pas, au contraire, la superbe passion de l’élite de la jeunesse italienne, c’est à moi qu’en revient la faute ! Si le fascisme a été une association de délinquants. Si toutes les violences ont été le résultat d’une certaine atmosphère, à moi la responsabilité de tout cela, parce que cette atmosphère, je l’ai créée par une propagande qui va de l’intervention dans la guerre jusqu’à aujourd’hui.
Un peuple ne respecte pas un gouvernement qui se laisse vilipender. Le peuple même avant moi a dit : assez ! La mesure est comble ! Lorsque deux éléments sont en lutte et lorsqu’ils sont irréductibles, la solution est dans l’emploi de la force. L’Italie, oui, messieurs, veut la paix, elle veut la tranquillité, elle veut le calme dans le travail. Nous, ce calme, cette tranquillité dans le travail, nous les lui donnerons, si c’est possible par l’amour, et si c’est nécessaire par la force… »
Antonio Gramsci, un autre célèbre opposant à la dictature fasciste, était très critique à l’égard du réformisme de Matteotti, qui, selon lui, « donnait à une classe conscience de soi et de ses propres destinées, et ne lui donnait pas l’organisation de combat sans laquelle ces destinées ne pourraient jamais se réaliser » ; qui « ébranlait [aussi] les bases de l’État et croyait pouvoir éluder le problème de la création d’un État nouveau ». Mais il n’en a pas moins rendu hommage à la victime : « Le sacrifice héroïque de Giacomo Matteotti est pour nous l’ultime expression, la plus évidente, la plus tragique et la plus haute, de cette contradiction interne dont tout le mouvement ouvrier italien a souffert pendant des années et des années. Mais si l’impétuosité de cet éveil et les efforts tenaces du passé ont pu être vains, si l’on a pu voir avec terreur s’écrouler en trois ans l’édifice si péniblement construit pierre après pierre, ce sacrifice suprême qui résume tout l’enseignement d’un passé de douleurs et d’erreurs ne doit pas, ne peut pas rester vain. »
Ainsi, la question se pose de savoir si Giacomo Matteotti n’est pas mort en vain. Eh bien non, il n’est pas mort pour rien. Même si, comme pour Jean Jaurès, sa figure a fait l’objet de diverses appropriations mémorielles. Toutefois, est-il suffisamment connu ? La récente finalisation de la publication de ses œuvres met désormais à la disposition des chercheurs un corpus d’articles, d’essais, de lettres et de discours qui rendent compte de la richesse d’une pensée et d’une œuvre qui n’ont pas manqué de clairvoyance et qui, surtout, ne relevaient pas d’un réformisme de conciliation comme d’aucuns ont cherché à le faire croire.
Certes, la disparition de Matteotti a sanctionné le fait que son courage n’aura pas pu empêcher le renforcement de la dictature ; un peu à la manière dont celle de Jaurès aura marqué l’échec de sa lutte contre la guerre. Voilà donc deux figures socialistes qui ont lutté fermement contre l’inéluctabilité du mal. Les deux crimes dont ils ont été les victimes sont toutefois différents par leurs déroulements, leurs auteurs et la nature de leurs conséquences. Ils ne s’inscrivent pas dans le même contexte. Mais ils sont souvent évoqués de manière téléologique, en relation avec ce que nous connaissons de la suite qui, dans les deux cas, relève du pire. Vingt ans après le délit Matteotti, un 10 juin 1944, le massacre nazi d’Oradour-sur-Glane incarne encore l’horreur à laquelle ont abouti les régimes fascistes. Avec d’autres crimes encore plus effroyables. Et cela donne à réfléchir.
Finalement, c’est bien le temps présent, ses enjeux, ses incertitudes et la fragilité de tout ce qui a été entrepris pour ne plus laisser subir de telles souffrances qui sont d’abord interrogés lorsqu’on évoque ces deux engagements socialistes ; ils gardent en effet tout leur sens dans un contexte contemporain où il est devenu difficile, sans repères historiques suffisants, de comprendre le sens de ce qualificatif, et de ce mouvement.
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