Ilya Prigogine – pionnier de la thermodynamiqueIlya Prigogine , physicien et chimiste d’origine russe, lauréat du prix Nobel de chimieBiographique Ilya Prigogine (1917-2003); Le prix Nobel de chimie 1977Dans sa mémorable série « Études sur le temps humain » , Georges Poulet a consacré un volume à la « Mesure de l’instant » . 1 Il y propose une classification des auteurs selon l’importance qu’ils accordent au passé, au présent et au futur. Je crois que dans une telle typologie ma position serait extrême, car je vis surtout dans le futur. Et donc ce n’est pas une tâche facile que d’écrire ce récit autobiographique, auquel je voudrais donner un ton personnel. Mais le présent explique le passé.Dans ma conférence Nobel, je parle beaucoup des fluctuations ; peut-être n’est-ce pas sans rapport avec le fait que durant ma vie j’ai ressenti l’efficacité de coïncidences saisissantes dont les effets cumulatifs se retrouvent dans mon travail scientifique.Je suis né à Moscou, le 25 janvier 1917 – quelques mois avant la révolution. Ma famille avait une relation difficile avec le nouveau régime, et nous avons donc quitté la Russie dès 1921. Pendant quelques années (jusqu’en 1929), nous avons vécu comme migrants en Allemagne, avant de rester définitivement en Belgique. C’est à Bruxelles que j’ai fréquenté l’école secondaire et l’université. J’ai acquis la nationalité belge en 1949. Mon père, Roman Prigogine, décédé en 1974, était un ingénieur chimiste de l’École polytechnique de Moscou. Mon frère Alexandre, né quatre ans avant moi, a suivi, comme moi-même, le cursus de chimie à l’Université Libre de Bruxelles. Je me souviens combien j’ai hésité avant de choisir cette direction ; en quittant la section classique (gréco-latine) de l’Athénée d’Ixelles, mon intérêt était plus porté sur l’histoire et l’archéologie, sans oublier la musique, notamment le piano. Selon ma mère, j’étais capable de lire des partitions musicales avant de lire des mots imprimés. Et, aujourd’hui, mon passe-temps favori est toujours le piano, même si mon temps libre pour la pratique devient de plus en plus restreint.
Depuis mon adolescence, j’ai lu de nombreux textes philosophiques, et je me souviens encore du sort que « L’évolution créatrice » m’a jeté. Plus précisément, j’ai senti qu’un message essentiel était enchâssé, encore à expliciter, dans la remarque de Bergson :« Plus nous étudions profondément la nature du temps, mieux nous comprenons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau. »
Des coïncidences heureuses ont fait le choix pour mes études à l’université. En effet, ils m’ont conduit dans une direction presque opposée, vers la chimie et la physique. Et ainsi, en 1941, j’ai obtenu mon premier diplôme de doctorat. Très vite, deux de mes professeurs exerceront une influence durable sur l’orientation de mes futurs travaux.Je citerai d’abord Théophile De Donder (1873-1957). Quel aimable caractère il était ! Né le fils d’un instituteur, il débute sa carrière de la même manière, et obtient (en 1896) le diplôme de docteur en sciences physiques, sans avoir jamais suivi d’enseignement à l’université.
Ce n’est qu’en 1918 – il avait alors 45 ans – que De Donder put consacrer son temps à l’enseignement supérieur, après avoir été nommé pendant quelques années professeur d’école secondaire. Il est alors promu professeur au Département des sciences appliquées et entreprend sans tarder la rédaction d’un cours de thermodynamique théorique pour ingénieurs.Permettez-moi de vous donner quelques précisions, car c’est à cette circonstance même qu’il faut associer la naissance de l’école bruxelloise de thermodynamique.
Pour bien comprendre l’originalité de l’approche de De Donder, je dois rappeler que depuis les travaux fondamentaux de Clausius, le deuxième principe de la thermodynamique a été formulé comme une inégalité : la « chaleur non compensée » est positive – ou, en termes plus récents, la production d’entropie est positive. Cette inégalité renvoie bien sûr à des phénomènes irréversibles, comme tout processus naturel. A cette époque, ces dernières étaient mal connues. Ils apparaissaient aux ingénieurs et physico-chimistes comme des phénomènes « parasites », qui ne pouvaient qu’entraver quelque chose : ici la productivité d’un procédé, là la croissance régulière d’un cristal, sans présenter d’intérêt intrinsèque. Ainsi, l’approche habituelle était de limiter l’étude de la thermodynamique à la compréhension des lois d’équilibre, pour lesquelles la production d’entropie est nulle.Cela ne pouvait que faire de la thermodynamique une « thermostatique ». Dans ce contexte, le grand mérite de De Donder est d’avoir extrait la production d’entropie de ce « sfumato » en la rattachant de façon précise au rythme d’une réaction chimique, par l’utilisation d’une nouvelle fonction qu’il appellera « affinité ».
Il est difficile aujourd’hui de rendre compte de l’hostilité qu’une telle approche devait rencontrer. Par exemple, je me souviens que vers la fin de 1946, à la réunion de l’IUPAP de Bruxelles , après une présentation de la thermodynamique des processus irréversibles, un spécialiste de grande renommée me dit, en substance : « Je m’étonne que vous accordiez plus d’attention aux phénomènes irréversibles, qui sont essentiellement transitoires, qu’au résultat final de leur évolution, l’équilibre.Heureusement, certains scientifiques éminents ont dérogé à cette attitude négative. J’ai reçu beaucoup de soutien de personnes comme Edmond Bauer, le successeur de Jean Perrin à Paris, et Hendrik Kramers à Leyde.
De Donder, bien sûr, a eu des précurseurs, notamment dans l’école française de thermodynamique de Pierre Duhem. Mais dans l’étude de la thermodynamique chimique, De Donder est allé plus loin, et il a donné une nouvelle formulation du deuxième principe, basé sur des concepts tels que l’affinité et le degré d’évolution d’une réaction, considérée comme une variable chimique.
Étant donné mon intérêt pour le concept de temps, il était naturel que mon attention se porte sur le deuxième principe, car j’ai senti dès le départ qu’il introduirait un élément nouveau et inattendu dans la description de l’évolution du monde physique. C’était sans doute la même impression que d’illustres physiciens comme Boltzmann et Planck auraient ressentie avant moi. Une grande partie de ma carrière scientifique sera alors consacrée à l’élucidation des aspects aussi bien macroscopiques que microscopiques du deuxième principe, afin d’étendre sa validité à des situations nouvelles, et aux autres approches fondamentales de la physique théorique, telles que les approches classique et dynamique quantique.
Avant d’approfondir ces points, je voudrais souligner l’influence sur mon développement scientifique qu’a exercé le second de mes professeurs, Jean Timmermans (1882-1971). Il était plutôt un expérimentateur, particulièrement intéressé par les applications de la thermodynamique classique aux solutions liquides, et en général aux systèmes complexes, conformément à l’approche de la grande école hollandaise de thermodynamique de van der Waals et Roozeboom.
J’ai ainsi été confronté à l’application précise des méthodes thermodynamiques, et j’ai pu comprendre leur utilité. Dans les années qui suivirent, je consacrai beaucoup de temps à l’approche théorique de tels problèmes, qui nécessitait l’utilisation de méthodes thermodynamiques ; Je veux dire la théorie des solutions, la théorie des états correspondants et des effets isotopiques dans la phase condensée. Une recherche collective avec V. Mathot, A. Bellemans et N. Trappeniers a conduit à la prédiction de nouveaux effets comme la démixtion isotopique de l’hélium He 3 + He 4 , qui correspondait parfaitement aux résultats des recherches ultérieures. Cette partie de mon travail est résumée dans un livre écrit en collaboration avec V. Mathot et A. Bellemans, The Molecular Theory of Solutions .
Mon travail dans ce domaine de la physico-chimie a toujours été pour moi un plaisir particulier, car le lien direct avec l’expérimentation permet de tester l’intuition du théoricien. Les succès que nous avons rencontrés m’ont donné la confiance dont j’avais besoin plus tard dans ma confrontation avec des problèmes plus abstraits et plus complexes.
Enfin, parmi toutes ces perspectives ouvertes par la thermodynamique, celle qui devait retenir mon intérêt fut l’étude des phénomènes irréversibles, qui rendit si manifeste la « flèche du temps ». Dès le début, j’ai toujours attribué à ces processus un rôle constructif, contrairement à l’approche standard qui ne voyait dans ces phénomènes que dégradation et perte de travail utile. Était-ce l’influence de « L’évolution créatrice » de Bergson ou la présence à Bruxelles d’une école de biologie théorique du spectacle ? C’est qu’il m’est apparu que les êtres vivants nous fournissaient des exemples frappants de systèmes hautement organisés et où les phénomènes irréversibles jouaient un rôle essentiel.
De telles connexions intellectuelles, bien qu’assez vagues au début, contribuèrent à l’élaboration, en 1945, du théorème de la production minimale d’entropie, applicable aux états stationnaires hors d’équilibre. Ce théorème explique clairement l’analogie qui liait la stabilité des états thermodynamiques d’équilibre et la stabilité des systèmes biologiques, telle qu’exprimée dans le concept d’« homéostasie » proposé par Claude Bernard. C’est pourquoi, en collaboration avec JM Wiame, J’ai appliqué ce théorème à la discussion de quelques problèmes importants de biologie théorique, à savoir l’énergétique de l’évolution embryologique. Comme on le sait mieux aujourd’hui, dans ce domaine le théorème peut tout au plus donner une explication de certains phénomènes « tardifs », mais il est remarquable qu’il continue d’intéresser de nombreux expérimentateurs.
Dès le départ, je savais que la production d’entropie minimale n’était valable que pour la branche linéaire des phénomènes irréversibles, celle à laquelle s’appliquent les fameuses relations de réciprocité d’Onsager. Et, ainsi, la question était : Qu’en est-il des états stationnaires loin de l’équilibre, pour lesquels Onsager relations ne sont pas valides, mais lesquelles sont encore dans le cadre de la description macroscopique ? Les relations linéaires sont de très bonnes approximations pour l’étude des phénomènes de transport (conductivité thermique, thermodiffusion, etc.), mais ne sont généralement pas valables pour les conditions de la cinétique chimique. En effet, l’équilibre chimique est assuré par la compensation de deux processus antagonistes, alors qu’en cinétique chimique – loin de l’équilibre, hors de la branche linéaire – on est généralement confronté à la situation inverse, où l’un des processus est négligeable.
Malgré ce caractère local, la thermodynamique linéaire des processus irréversibles avait déjà donné lieu à de nombreuses applications, comme l’ont montré des personnalités comme J. Meixner, SR de Groot et P. Mazur, et, dans le domaine de la biologie, A. Katchalsky. C’était pour moi une incitation supplémentaire lorsque je devais rencontrer des situations plus générales. Ces problèmes nous ont été confrontés pendant plus de vingt ans, entre 1947 et 1967, jusqu’à ce que nous en arrivions finalement à la notion de « structure dissipative ».
Non pas que la question soit intrinsèquement difficile à traiter ; juste que nous ne savions pas comment nous orienter. C’est peut-être une caractéristique de mon travail scientifique que les problèmes mûrissent lentement, puis présentent une évolution soudaine, de telle sorte qu’un échange d’idées avec mes collègues et collaborateurs devient nécessaire. Durant cette phase de mon travail, l’esprit original et enthousiaste de mon collègue Paul Glansdorff a joué un rôle majeur.
Notre collaboration devait donner naissance à un critère général d’évolution qui est utile loin de l’équilibre dans la branche non-linéaire, hors du domaine de validité du théorème de production d’entropie minimale. Les critères de stabilité qui en résultaient devaient conduire à la découverte d’états critiques, avec déplacement de branche et possible apparition de nouvelles structures. Cette manifestation tout à fait inattendue de processus « désordre-ordre », loin de l’équilibre, mais conformes à la seconde loi de la thermodynamique, va changer en profondeur son interprétation traditionnelle. En plus des structures d’équilibre classiques, nous sommes maintenant confrontés à des structures cohérentes dissipatives, pour des conditions suffisantes loin de l’équilibre. Une présentation complète de ce sujet se trouve dans mon livre de 1971 co-écrit avec Glansdorff.
Dans une première étape, provisoire, nous avons surtout pensé à des applications hydrodynamiques, utilisant nos résultats comme outils de calcul numérique. Ici, l’aide de R. Schechter de l’Université du Texas à Austin a été très précieuse. Ces questions restent largement ouvertes, mais notre centre d’intérêt s’est déplacé vers les systèmes dissipatifs chimiques, plus faciles à étudier que les processus convectifs.
Néanmoins, une fois que nous avons formulé le concept de structure dissipative, une nouvelle voie s’est ouverte à la recherche et, à partir de ce moment, nos travaux ont connu une accélération saisissante. Cela tenait à la présence d’un heureux concours de circonstances ; principalement à la présence dans notre équipe d’une nouvelle génération de jeunes scientifiques intelligents. Je ne peux citer ici toutes ces personnes, mais je tiens à souligner le rôle important joué par deux d’entre elles, R. Lefever et G. Nicolis. C’est avec eux que nous avons pu construire un nouveau modèle cinétique, qui s’avérerait à la fois assez simple et très instructif – le « Brusselator », comme l’appellera plus tard J. Tyson – et qui manifestent l’étonnante variété de structures générées par les processus de diffusion-réaction.
C’est ici le lieu de rendre hommage aux travaux pionniers de feu A. Turing qui, depuis 1952, avait fait d’intéressantes remarques sur la formation des structures en relation avec les instabilités chimiques dans le domaine de la morphogenèse biologique. J’avais rencontré Turing à Manchester environ trois ans auparavant, à une époque où MG Evans, qui devait mourir trop tôt, avait constitué un groupe de jeunes scientifiques, dont certains deviendraient célèbres. Ce n’est que bien plus tard que je me suis souvenu des propos de Turing sur ces questions de stabilité, car, peut-être trop préoccupé par la thermodynamique linéaire, je n’étais alors pas assez réceptif.
Revenons aux circonstances qui ont favorisé le développement rapide de l’étude des structures dissipatives. L’attention des scientifiques a été attirée sur des structures cohérentes hors d’équilibre après la découverte de réactions chimiques oscillantes expérimentales telles que la réaction de Belusov-Zhabotinsky ; l’explication de son mécanisme par Noyes et ses collaborateurs ; l’étude des réactions oscillantes en biochimie (par exemple le cycle glycolytique, étudié par B. Chance et B. Hess ) et enfin les importantes recherches menées par M. Eigen . Ainsi, depuis 1967, nous avons été confrontés à un très grand nombre d’articles sur ce sujet, en contraste frappant avec l’absence totale d’intérêt qui prévalait aux époques précédentes.
Mais l’introduction du concept de structure dissipative allait aussi avoir d’autres conséquences inattendues. Il était évident dès le départ que les structures évoluaient à partir de fluctuations. Ils apparaissaient en fait comme des fluctuations géantes, stabilisées par des échanges de matière et d’énergie avec le monde extérieur. Depuis la formulation du théorème de production d’entropie minimale, l’étude de la fluctuation hors d’équilibre avait attiré toute mon attention. C’est donc tout naturellement que j’ai repris ce travail pour proposer une extension au cas des réactions chimiques loin de l’équilibre.
Ce sujet je l’ai proposé à G. Nicolis et A. Babloyantz. Nous nous attendions à trouver pour les états stationnaires une distribution de Poisson similaire à celle prédite pour les fluctuations d’équilibre par les célèbres relations d’Einstein . Nicolis et Babloyantz ont développé une analyse détaillée des réactions chimiques linéaires et ont pu confirmer cette prédiction. Ils ont ajouté quelques remarques qualitatives qui suggéraient la validité de tels résultats pour toute réaction chimique.
En reprenant les calculs pour l’exemple d’une réaction biomoléculaire non linéaire, j’ai remarqué que cette extension n’était pas valide. Une analyse plus poussée, où G. Nicolis a joué un rôle clé, a montré qu’un phénomène inattendu apparaissait alors que l’on s’intéressait au problème des fluctuations dans les systèmes non linéaires éloignés de l’équilibre : la loi de distribution des fluctuations dépend de leur échelle, et seules les « petites fluctuations » suivent le loi proposée par Einstein. Après un accueil prudent, ce résultat est maintenant largement accepté, et la théorie des fluctuations hors d’équilibre est maintenant pleinement développée, de manière à nous permettre d’attendre des résultats importants dans les années à venir. Ce qui est déjà clair aujourd’hui, c’est qu’un domaine comme la cinétique chimique, qui était considéré comme conceptuellement fermé, doit être repensé en profondeur, et qu’une toute nouvelle discipline, traitant des transitions de phase hors d’équilibre, est en train d’apparaître.
Les progrès de la théorie des phénomènes irréversibles nous amènent aussi à reconsidérer leur insertion dans la dynamique classique et quantique. Jetons un nouveau regard sur la mécanique statistique d’il y a quelques années. Dès le début de mes recherches, j’avais eu l’occasion d’utiliser les méthodes classiques de la mécanique statistique pour des situations d’équilibre. De telles méthodes sont très utiles pour l’étude des propriétés thermodynamiques de solutions de polymères ou d’isotopes. Ici, nous traitons principalement de problèmes de calcul simples, car les outils conceptuels de la mécanique statistique de l’équilibre sont bien établis depuis les travaux de Gibbs et Einstein. Mon intérêt pour le non-équilibre me conduirait nécessairement au problème des fondements de la mécanique statistique, et surtout à l’interprétation microscopique de l’irréversibilité.
Depuis l’époque de ma première licence scientifique, j’étais un lecteur enthousiaste de Boltzmann, dont la vision dynamique du devenir physique était pour moi un modèle d’intuition et de pénétration. Néanmoins, je ne pouvais pas ne pas remarquer certains aspects insatisfaisants. Il était clair que Boltzmann introduisait des hypothèses étrangères à la dynamique ; sous de telles hypothèses, parler d’une justification dynamique de la thermodynamique me semblait une conclusion pour le moins excessive. A mon avis, l’identification de l’entropie au désordre moléculaire ne pourrait contenir qu’une part de vérité si, comme je m’obstine à le penser, les processus irréversibles étaient dotés de ce rôle constructif que je ne cesse de leur attribuer. D’autre part, les applications des méthodes de Boltzmann étaient limitées aux gaz dilués, alors que je m’intéressais surtout aux systèmes condensés.
A la fin des années quarante, un grand intérêt s’est manifesté pour la généralisation de la théorie cinétique aux milieux denses. Après les travaux pionniers d’Yvon , les publications de Kirkwodd , Born and Green , et de Bogoliubov ont beaucoup attiré l’attention sur ce problème qui devait conduire à la naissance de la mécanique statistique hors d’équilibre. Comme je ne pouvais rester étranger à ce mouvement, j’ai proposé à G. Klein, un disciple de Fürth venu travailler avec moi, de tenter l’application de la méthode de Born et Green à un exemple concret, simple, dans lequel l’approche par l’équilibre ne ne conduit pas à une solution exacte. C’était notre première tentative de mécanique statistique hors d’équilibre. Ce fut finalement un échec, avec la conclusion que le formalisme de Born et Green n’a pas conduit à une extension satisfaisante de la méthode de Boltzmann aux systèmes denses.
Mais cet échec n’a pas été total, car il m’a conduit, lors d’un travail ultérieur, à une première question : Était-il possible de développer une théorie dynamique « exacte » des phénomènes irréversibles ? Tout le monde sait que, selon le point de vue classique, l’irréversibilité résulte d’approximations supplémentaires des lois fondamentales des phénomènes élémentaires, qui sont strictement réversibles. Ces approximations supplémentaires ont permis à Boltzmann de passer d’une description dynamique et réversible à une description probabiliste, afin d’établir son célèbre théorème H.
Nous rencontrions encore cette attitude négative de « passivité » imputée aux phénomènes irréversibles, attitude que je ne pouvais pas partager. Si – comme j’étais prêt à le penser – les phénomènes irréversibles jouent effectivement un rôle actif et constructif, leur étude ne saurait se réduire à une description en termes d’approximations supplémentaires. De plus, mon opinion était que dans une bonne théorie un coefficient de viscosité aurait autant de signification physique qu’une chaleur spécifique, et la durée de vie moyenne d’une particule autant que sa masse.Je me suis senti confirmé dans cette attitude par les remarquables publications de Chandrasekhar et de von Neumann, également parues dans les années quarante. C’est pourquoi, toujours avec l’aide de G. Klein, j’ai décidé de reprendre un exemple déjà étudié par Schrödinger , relatif à la description d’un système d’oscillateurs harmoniques. Nous avons été surpris de voir que, pour tout ce qu’un modèle aussi simple nous permettait de conclure, cette classe de systèmes tendait vers l’équilibre. Mais comment généraliser ce résultat aux systèmes dynamiques non linéaires ?
Ici, la performance véritablement historique de Léon van Hove nous a ouvert la voie (1955). Je me souviens, avec un plaisir toujours nouveau, du temps – trop court – pendant lequel van Hove a travaillé avec notre groupe. Certains de ses travaux ont eu un effet durable sur l’ensemble du développement de la physique statistique ; Je veux dire non seulement son étude de la déduction d’une « équation maîtresse » pour les systèmes anharmoniques, mais aussi sa contribution fondamentale sur les transitions de phase, qui devait conduire à la branche de la mécanique statistique qui traite des résultats dits « exacts ».Cette première étude de van Hove était limitée aux systèmes anharmoniques faiblement couplés. Mais, quoi qu’il en soit, la voie était ouverte, et avec certains de mes collègues et collaborateurs, principalement R. Balescu, R. Brout, F. Hénin et P. Résibois, nous sommes parvenus à une formulation de la mécanique statistique hors d’équilibre d’un point de vue purement dynamique. de vue, sans aucune hypothèse probabiliste. La méthode que nous avons utilisée est résumée dans mon livre de 1962. Elle conduit à une « dynamique des corrélations », la relation entre interaction et corrélation constituant la composante essentielle de la description. Depuis, ces méthodes ont donné lieu à de nombreuses applications. Sans donner plus de détails, je me bornerai ici à citer deux ouvrages récents, l’un de R. Balescu , l’autre de P. Résibois et M. De Leener.
Ceci a conclu la première étape de mes recherches en mécanique statistique hors d’équilibre. La seconde se caractérise par une très forte analogie avec l’approche des phénomènes irréversibles qui nous a conduit de la thermodynamique linéaire à la thermodynamique non linéaire. Dans cette démarche hésitante aussi, j’ai été animé par un sentiment d’insatisfaction, car la relation avec la thermodynamique n’a pas été établie par nos travaux en mécanique statistique, ni par aucune autre méthode. Le théorème de Boltzmann était toujours aussi isolé, et la question de la nature des systèmes dynamiques auxquels s’applique la thermodynamique était toujours sans réponse.Le problème était de loin plus vaste et plus complexe que les considérations plutôt techniques auxquelles nous étions parvenus. Elle touchait à la nature même des systèmes dynamiques et aux limites de la description hamiltonienne. Je n’aurais jamais osé aborder un tel sujet si je n’avais pas été stimulé par des discussions avec des amis très compétents comme feu Léon Rosenfeld de Copenhague, ou G. Wentzel de Chicago. Rosenfeld a fait plus que me donner des conseils ; il a été directement impliqué dans l’élaboration progressive des concepts que nous devions explorer si nous devions construire une nouvelle interprétation de l’irréversibilité. Plus que toute autre étape de ma carrière scientifique, celle-ci a été le résultat d’un effort collectif. Je n’aurais pu réussir sans l’aide de mes collègues M. de Haan, Cl. George, A. Grecos, F. Henin, F. Mayné, W. Schieve et M. Théodosopule. Si l’irréversibilité ne résulte pas d’approximations supplémentaires, elle ne peut être formulée que dans une théorie des transformations qui exprime en termes « explicites » ce que « cache » la formulation usuelle de la dynamique. Dans cette perspective, l’équation cinétique de Boltzmann correspond à une formulation de la dynamique dans une nouvelle représentation.En conclusion : la dynamique et la thermodynamique deviennent deux descriptions complémentaires de la nature, liées par une nouvelle théorie de la transformation non unitaire. J’en suis venu ainsi à mes soucis actuels ; et, ainsi, il est temps de mettre fin à cette autobiographie intellectuelle. Comme nous sommes partis de problèmes spécifiques, comme la signification thermodynamique des états stationnaires hors d’équilibre, ou des phénomènes de transport dans les systèmes denses, nous nous sommes trouvés confrontés, presque contre notre gré, à des problèmes d’une grande généralité et complexité, qui appellent à reconsidérer la relation des structures physico-chimiques aux structures biologiques, alors qu’elles expriment les limites de la description hamiltonienne en physique.
En effet, tous ces problèmes ont un élément commun : le temps. Peut-être l’orientation de mon travail est-elle venue du conflit né de ma vocation humaniste d’adolescent et de l’orientation scientifique que j’ai choisie pour ma formation universitaire. Presque par instinct, je me suis tourné plus tard vers des problèmes de complexité croissante, peut-être dans la conviction que je pourrais y trouver une jonction en sciences physiques d’une part, et en biologie et sciences humaines d’autre part.
De plus, les recherches menées avec mon ami R. Herman sur la théorie de la circulation automobile m’ont confirmé la supposition que même le comportement humain, avec toute sa complexité, serait éventuellement susceptible d’une formulation mathématique. De cette façon, la dichotomie des « deux cultures » pourrait et devrait être supprimée. A la percée des biologistes et des anthropologues vers la description moléculaire ou les « structures élémentaires », pour reprendre la formulation de Lévi-Strauss, correspondrait un mouvement complémentaire du physico-chimiste vers la complexité. Le temps et la complexité sont des concepts qui présentent des relations mutuelles intrinsèques.Lors de sa leçon inaugurale, De Donder s’exprimait en ces termes : « La physique mathématique représente l’image la plus pure que la vision de la nature puisse générer dans l’esprit humain ; cette image présente tout le caractère du produit de l’art ; elle engendre une certaine unité, elle est vraie et a qualité de sublime ; cette image est à la nature physique ce que la musique est aux mille bruits dont l’air est plein… »
Filtrer la musique hors du bruit ; l’unité de l’histoire spirituelle de l’humanité, comme l’a souligné M. Eliade, est une découverte récente qu’il reste à assimiler. La recherche du sens et du vrai par opposition au bruit est une démarche timide qui apparaît intrinsèquement liée à la prise de conscience de l’homme face à une nature dont il fait partie et qu’il quitte.J’ai maintes fois prôné le nécessaire dialogue dans l’activité scientifique, et donc l’importance vitale de mes collègues et collaborateurs dans le cheminement que j’ai essayé de décrire. Je voudrais également souligner le soutien continu que j’ai reçu des institutions qui ont rendu ce travail réalisable, en particulier l’Université Libre de Bruxelles et l’Université du Texas à Austin. Pour tout le développement de ces idées, l’Institut international de physique et de chimie fondé par E. Solvay (Bruxelles, Belgique) et la Welch Foundation (Houston, Texas) m’ont apporté un soutien continu.
Le travail d’un théoricien est lié de manière directe à toute sa vie. Il faut, je crois, une certaine dose de paix intérieure pour se frayer un chemin parmi toutes les bifurcations successives. Cette paix, je la dois à ma femme, Marina. Je connais la fragilité du présent, mais aujourd’hui, face à l’avenir, je me sens un homme heureux.Affiliation au moment de l’attribution : Université Libre de Bruxelles, Belgique ; Université du Texas, Austin, Texas, États-Unis
Motivation du prix : « pour ses contributions à la thermodynamique hors équilibre, en particulier la théorie des structures dissipatives »Ses travaux : La thermodynamique concerne la chaleur et sa transformation en d’autres formes d’énergie, impliquant essentiellement des descriptions statistiques des mouvements atomiques et moléculaires. Les processus thermodynamiques irréversibles vont dans une seule direction, généralement vers plus de désordre. Cependant, au cours des années 1960, Ilya Prigogine a développé une théorie sur les structures dissipatives, qui soutient que bien avant qu’un état d’équilibre ne soit atteint dans des processus irréversibles, des systèmes ordonnés et stables peuvent provenir de systèmes plus désordonnés. Le résultat a été appliqué dans de très nombreux domaines.Ilya Prigogine – pionnier de la thermodynamiqueIlya Prigogine était un physicien belge et lauréat du prix Nobel né le 25 janvier 1917 – décédé le 28 mai 2003. Prigogine était bien connu pour ses structures dissipatives, ses systèmes complexes et son irréversibilité.
Il a également été lauréat de nombreux prix et récompenses notables comme le prix Francqui en 1955, la médaille Rumford en 1976, le prix Nobel en 1977.Il a découvert l’importation et la dissipation d’énergie dans les systèmes chimiques. Prigogine a développé des modèles mathématiques pour expliquer la thermodynamique irréversible. Il a donné des explications sur les structures dissipatives et leur rôle dans les systèmes thermodynamiques.
Plus tard, il a visé le rôle fondamental de l’indéterminisme dans les systèmes non linéaires à la fois au niveau classique et quantique. Prigogine et ses collaborateurs ont proposé une extension spatiale de Liouville de la mécanique quantique.
Prigogine était mécontent des travaux de Ludwig Boltzmann qui montraient comment l’irréversibilité macroscopique pouvait résulter de la réversibilité microscopique à la suite de considérations statistiques. Il est également bien connu que le flux constant d’énergie qui provient du soleil et des étoiles empêche l’atmosphère de la terre ou des étoiles d’atteindre un état d’équilibre thermodynamique. Prigogine note de nombreux exemples d’irréversibilité, notamment la diffusion, la désintégration radioactive, le rayonnement solaire, les conditions météorologiques et l’émergence et l’évolution de la vie.Prigogine croyait qu’avant lui, il n’y avait « pas de direction du temps, pas de distinction entre le passé et le futur », car même la mécanique quantique, sous la forme de l’équation d’onde déterministe de Schrödinger, ne pouvait pas le faire. Prigogine a introduit ce qu’il a appelé une « troisième fois ». en physique – le temps comme irréversibilité. Il considérait les systèmes dissipatifs hors d’équilibre, loin de l’équilibre, comme une nouvelle source d’ordre donnant au système de « nouvelles propriétés d’espace-temps » mal définies.Système dissipatif
Un système dissipatif est un système thermodynamiquement ouvert qui fonctionne hors, et souvent loin de, l’équilibre thermodynamique dans un environnement avec lequel il échange de l’énergie et de la matière. Une structure dissipative est un système dissipatif qui a un régime dynamique qui est en quelque sorte dans un état stable reproductible. Les exemples dans la vie quotidienne incluent la convection, les cyclones, les ouragans et les organismes vivants. Des exemples moins courants incluent les lasers, les cellules de Bénard et la réaction de Belousov-Zhabotinsky.Ilya Prigogine a remporté le prix Nobel de chimie en 1977 « pour ses contributions à la thermodynamique hors équilibre, en particulier la théorie des structures dissipatives ». Il était une figure influente dans les domaines de la chimie et de la philosophie, et est maintenant appelé le « grand-père de la théorie du chaos ». Il a occupé des postes à l’Université libre de Bruxelles et à l’Université du Texas à Austin pendant la majeure partie de sa carrière de scientifique.Enfin, il faut dire qu’une grande partie de ce que les étrangers considèrent comme nouveau dans les travaux de Prigogine sur la mécanique statistique et les origines de l’irréversibilité — les traitements probabilistes, l’abandon des trajectoires individuelles des particules pour des ensembles statistiques, l’annulation du démon de Laplace comme une perte — – fait en fait partie de la mécanique statistique orthodoxe, et, là encore, depuis Boltzmann. (Rappelons que Laplace a soutenu, dans son Essai philosophique sur les probabilités,que si un intellect suffisamment « vaste et considérable » connaissait les lois complètes de la physique microscopique et l’état physique de l’univers à un instant donné, il pourrait calculer l’état de l’univers à tous les instants ultérieurs ; tous les précédents aussi, si les lois sont réversibles. Mais bien sûr, même Laplace ne pensait pas qu’une telle chose était proche des limites de la pratique, de la possibilité réelle, puisque nous ne pouvions jamais connaître l’ exact l’état de quoi que ce soit, encore moins l’univers entier. C’est pourquoi Laplace a écrit des livres sur la théorie des probabilités, après tout.) Le vrai désaccord entre lui et nous (et c’est entre lui, ou en tout cas entre lui et ses étudiants, et le reste d’entre nous), a à voir avec les origines de irréversibilité. Maintenant, c’est un simple fait brut, démontrable mathématiquement et visuellement, sur un ordinateur, que la dynamique réversible à petite échelle peut conduire à des effets à grande échelle qui sont irréversibles à toute échelle de temps raisonnable. (Démontrable, mais j’ai vu un statisticien qui pensait le contraire refuser de croire qu’un ordinateur exécutant une telle démonstration était vraiment programmé comme on le prétend.) La question est alors de savoir si les dynamiques réelles, celles qui opèrent réellement dans cet univers, ont les propriétés nécessaires . Les équations du mouvement nous’ J’ai trouvé que cela fonctionnait très bien dans la plupart des applications — qu’elles soient newtoniennes ou quantiques — sont réversibles, mais ont conduit à des phénomènes irréversibles dans l’ensemble. Une excellente critique des arguments de Prigogine, y compris une exposition des points de vue traditionnels, est l’ouvrage de Jean Bricmont, intitulé de manière polémique « La science du chaos ou le chaos dans la science? »En plus de ces doutes techniques sur sa science, je me trouve complètement dépaysé par sa philosophie. (Ce qui suit est tiré d’une de mes lettres : si je ne peux pas me voler, à qui puis- je voler ?) La différence entre un univers aux lois physiques déterministes et réversibles et un univers aux lois stochastiques et irréversibles intéresse les scientifiques, les philosophes travaillant sur les fondements de la physique, peut-être même des épistémologues, mais je ne vois pas du tout en quoi cela a un rapport avec l’éthique ou la métaphysique — certainement ce n’est que son mot à dire – pour que cette dernière ait de la place pour la spiritualité, le but cosmique, etc. et le premier non.
Ilya Prigogine (1917-2003)Physico-chimiste belge d’origine russe qui a reçu le prix Nobel de chimie en 1977 pour ses contributions à la thermodynamique hors équilibre, ou comment la vie pourrait continuer indéfiniment au mépris apparent des lois classiques de la physique. Le thème principal des travaux de Prigogine était la recherche d’une meilleure compréhension du rôle du temps dans les sciences physiques et en biologie. Il a tenté de concilier une tendance de la nature à augmenter le désordre (pour que les statues s’effritent ou que les glaçons fondent, comme décrit dans la deuxième loi de la thermodynamique) avec ce qu’on appelle « l’auto-organisation », une tendance compensatoire à créer de l’ordre à partir du désordre. (comme on le voit, par exemple, dans la formation des protéines complexes chez un être vivant à partir d’un mélange de molécules simples).
https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/1977/prigogine/biographical/
https://history.aip.org/phn/11807013.html