L’assassinat politique d’un antimilitariste «Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès»31 juillet 1914, cet ultime appel à la paix que Jaurès voulait écrire dans « l’Humanité »Dans un Paris déjà électrisé par le péril et l’angoisse de la guerre imminente, ce coup de feu fait l’effet d’un coup de tonnerre : «Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès !» Celui que beaucoup voyait comme le dernier rempart contre la guerre est assassiné au Café du Croissant devant ses amis et ses collègues de l’Humanité. Récit d’une journée où s’est noué le destin.31 juillet, fin d’une harassante journée. Jaurès a appris à la Chambre la mobilisation autrichienne, l’annonce de l’état d’urgence par l’Allemagne et tenté une ultime démarche auprès du sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Abel Ferry, pour inciter à de derniers efforts pacifiques. Il se rend alors à l’Humanité, dans l’intention d’y dicter un article qu’il veut « décisif » pour prendre position et appeler à l’action.Auparavant, il va dîner au Café du Croissant avec ses amis et ses collaborateurs. Bref moment de détente. Puis c’est le drame que l’un de ceux-ci, Émile Poisson, nous relate : «Horreur ! Le rideau, mon rideau derrière sa tête vient de se plier, de se soulever légèrement ; un revolver s’est glissé, tenu par une main ; et cette main, seule, apparaît à 20 centimètres derrière le cerveau. Pan ! Pas d’éclair, pour ainsi dire, une étincelle rougeâtre. La fumée d’un cigare : je regarde, figé, abruti, un quart de seconde ; puis un deuxième coup, mais Jaurès déjà est tombé sur Renaudel. […] Je regarde la fenêtre, Landrieu vient de tirer, d’arracher le rideau ; j’aperçois une ombre, un chapeau, un verre de bière qui tombe sur une figure, je me dresse comme une bête en fureur. Dans le silence qui n’a pas encore été troublé, j’entends un déchirement, un cri indéfinissable, qui devait être perçu à plusieurs centaines de mètres, puis quatre mots hurlés, glapis, puissamment, férocement répétés deux fois : « Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès ! » C’est ma femme qui, la première, a recouvré la parole.»Un coup de tonnerre dans un Paris déjà électrisé
Jean Jaurès (1859-1914) meurt presque immédiatement. Rattrapé, l’assassin se nomme Raoul Villain, 29 ans, fils d’un greffier au tribunal de Reims. Il affirme avoir voulu « supprimer un ennemi de mon pays » et n’appartenir à aucun mouvement. C’est la thèse du crime solitaire qu’adoptera l’acte d’accusation dressé le 22 octobre 1915.Sur le moment, la nouvelle fait l’effet d’un coup de tonnerre, dans un Paris déjà électrisé par le péril et l’angoisse de la guerre imminente, comme au gouvernement, qui l’accueille dans une consternation embarrassée. Mais, pour spectaculaire qu’il soit, l’événement va être non point occulté mais immédiatement relayé par l’entrée en guerre de la France aux côtés de la Russie contre l’Allemagne, dès les jours suivants.
Il n’y a pas eu de troubles – émotion certes et cortèges spontanés –, mais pas de mobilisation populaire : en France comme en Allemagne, c’est la mobilisation générale qui s’impose. Jaurès est mort et sa cause est perdue.Une course haletante depuis ce printemps
On peut formuler deux questions qui au demeurant s’enchaînent : au-delà de l’effet de surprise, le double événement – l’assassinat, la guerre – apparaît dans le temps court de la crise de l’été 1914 comme l’aboutissement d’un cheminement sinon inexorable, du moins préparé.
C’est en résumant, brièvement, les dernières semaines de la vie de Jaurès qu’on en prend conscience. Une course haletante depuis ce printemps où les élections législatives avaient conforté les positions des socialistes français, où le ministre Viviani (à défaut d’un ministère Caillaux-Jaurès dont on avait parlé) pouvait sembler une solution acceptable pour les défenseurs d’une politique pacifique : même après [l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à] Sarajevo, Jaurès pouvait conserver un relatif optimisme, confiant dans les capacités de la classe ouvrière, brandissant l’arme de la « grève générale simultanément et internationalement organisée » au congrès extraordinaire de la SFIO le 14 juillet.
Mais alors que le président de la République Poincaré et son Premier ministre Viviani se rendaient à Saint-Pétersbourg pour mettre au point une ultime négociation plus avancée qu’il ne le croyait, Jaurès, apprenant l’ultimatum autrichien contre la Serbie, prenait conscience dans son discours de Vaise, le 25 juillet, du péril des « massacres à venir ».
Une sorte de « J’accuse », peut-être…On lui a fait grief d’avoir adopté dans les colonnes de l’Humanité une attitude réservée à l’égard de la manifestation populaire sur les Grands Boulevards le 27. Mais c’est qu’il croyait encore pouvoir faire pression sur le gouvernement français, auquel le groupe socialiste exprime alors une confiance inquiète : Paris et Berlin voudront-ils retenir les velléités guerrières de leurs alliés russe et autrichien ?
Le 29 et le 30, le voici à Bruxelles, où se réunit l’Internationale socialiste et où il veut encore voir dans le gouvernement français le meilleur appui de la proposition de médiation britannique, tout en appelant les prolétaires allemands et français à renforcer leur pression.
Nous nous retrouvons au soir du 31 juillet, il prépare un article pour dénoncer les responsables, ces « ministres à tête légère ».Soucieux toutefois de ne pas la faire monter prématurément, il convainc à son retour les responsables de la CGT de reporter au 9 août la manifestation prévue pour le 2, car s’il convient que le prolétariat rassemble toutes ses forces, il importe aussi de garder le sang-froid nécessaire, laissant le champ à la diplomatie.
En cet instant peut-être, sa vigilance est en défaut : reçu par les ministres, par Viviani qui cache une partie de ses informations, il découvre le 31, en apprenant que l’Allemagne a décrété l’état de péril de guerre avancé, que le gouvernement français s’apprête lui aussi à sauter le pas.
Nous nous retrouvons au soir du 31 juillet, il prépare un article pour dénoncer les responsables, ces « ministres à tête légère » : une sorte de « J’accuse », peut-être. Mais il sent le souffle de la mort, il l’a dit, il le répète à Paul Boncour : « Ah ! Croyez-vous, tout, tout faire encore pour empêcher cette tuerie ?… D’ailleurs on nous tuera d’abord, on le regrettera peut-être après. »Jean Jaurès vu par Stefan Zweig : « Une force inflexible, solidement terrienne, allant droit au but »
Au mitan des années 1900, le grand écrivain autrichien rencontre Jaurès. D’abord par hasard, dans la foule, puis au restaurant. Ce qui ne fait qu’accroître son désir de voir « ce tribun du peuple » en meeting, « dans son élément ». Il tire de ces moments un portrait (publié en août 1916 dans le journal viennois « Neue Freie Presse ») qui donne à voir toute l’épaisseur physique et morale du socialiste, ainsi que l’impression qui saisissait le peuple à son écoute.L’assassinat de Jaurès au Café du Croissant
Il y a fort à parier que le Café du Croissant n’existerait plus s’il n’avait pas été le théâtre de l’un des épisodes les plus marquants de l’histoire du XXe siècle en France. C’est en effet dans cette petite brasserie de la rue Montmartre, non loin du Palais Brongniart, qu’a été assassiné Jean Jaurès, figure politique majeure de l’avant-guerre, mais aussi grand artisan de la paix. Que s’est-il passé en ce 31 juillet 1914 ? Peut-on encore trouver des traces de cet assassinat dans le café ? On vous dit tout sur cet événement qui a précipité la France dans la première guerre mondiale.
Jean Jaurès, un habitué du Café du CroissantC’est dans l’un de ses lieux fétiches que Jean Jaurès a été tué, le soir du 31 juillet 1914. Au moment de sa mort, il est non seulement député du Tarn et patron incontesté du socialisme français, mais également le directeur du journal qu’il a fondé en 1904, L’Humanité. Les locaux du quotidien socialiste sont situés à quelques rues du café, rue de Richelieu. C’est donc en voisin que l’ensemble de l’équipe a pris pour habitude de se retrouver, en fin de journée, dans ce petit café du 2e arrondissement.
Le soir du 31 juillet 1914, aux alentours de 21h, douze collaborateurs de l’Humanité, parmi lesquels Jean Jaurès et Jean Longuet, décident de s’installer, comme ils le font régulièrement, autour de la table située à gauche de l’entrée. Nous sommes au cœur de l’été, il fait chaud et les fenêtres sont grandes ouvertes. Jaurès est installé dos à l’une des trois grandes fenêtres. Seulement protégé de l’extérieur par un rideau.
Le déroulement du crimeIl est 21h40 lorsque, sur le trottoir, un homme écarte le rideau et sort un Smith & Wesson. Il tire deux balles coup sur coup en direction de la grande tablée. Jean Jaurès s’écroule presque immédiatement, touché à la tête par le premier projectile. “Jaurès est tué !” entend-on dans le tumulte provoqué par les coups de feu. En réalité, Jaurès n’est pas encore mort, il succombera quelques minutes plus tard, à l’arrivée des secours.
Alors que leur camarade agonise sur la banquette du café, quelques collaborateurs de Jaurès, suivis d’autres clients, se précipitent à la poursuite du tueur. Ce dernier est rattrapé, fermement empoigné puis confié à un agent de police qui l’emmène au poste de la rue du Mail. Il s’appelle Raoul Villain, a 29 ans et est étudiant à l’École du Louvre. S’il a tué l’homme politique, dit-il, c’est parce qu’il “estime que Jaurès a trahi son pays en combattant la loi des trois ans”.
L’assassinat politique d’un antimilitariste
Pacifiste convaincu, le directeur de l’Humanité s’était, en effet, vivement battu contre cette loi visant a augmenter la durée du service militaire. Aussi, depuis plusieurs années et plus encore depuis le 28 juin 1914 et l’attentat de Sarajevo, Jaurès menait bataille contre l’option militaire en réponse aux conflits qui agitaient le monde. Il était persuadé qu’une issue pacifique pouvait être envisagée. Mais, dans un contexte aussi tendu que celui de l’avant-guerre et dans le souvenir de la défaite de 1870 contre les Allemands, le pacifisme de Jaurès attise les haines. On le surnomme “Herr Jaurès”, on l’accuse d’être du côté de l’Allemagne, de pactiser avec l’ennemi.
C’est nourri de cette colère que Raoul Villain, proche des milieux ultra-nationalistes, se décidera à tuer celui qu’il considère comme un traître. Si l’assassinat n’a pas déclenché la guerre, il a éteint les derniers espoirs de résistance. Le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie tandis que la France décrète la mobilisation générale. Le 3 août, la France et l’Allemagne entrent en conflits également.
Reste-t-il des traces de l’assassinat aujourd’hui ?
Le café actuel, renommé Taverne du croissant en 2011, n’a plus grand chose à voir avec celui de 1914. Quelques éléments permettent néanmoins de se souvenir de ce moment marquant de l’histoire de France. On trouve, sur le mur extérieur du café, une plaque commémorative, installée par la Ligue des droits de l’homme en 1923 et sur laquelle on peut lire “Ici le 31 juillet 1914 Jean Jaurès fut assassiné”. À l’intérieur, une vitrine renferme les Unes datées du 31 juillet et du 1er août 1914 de L’Humanité. Dernier vestige, une plaque de mosaïque, au sol, où figure la date de l’assassinat.
Jean Jaurès, de son nom d’état civil Auguste Marie Joseph Jean Léon Jaurès, est un homme politique socialiste français, né à Castres (Tarn) le 3 septembre 1859 et mort assassiné à Paris le 31 juillet 1914 par le militant d’extrême-droite Raoul Villain. Jaurès s’est notamment illustré par son pacifisme et son opposition au déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Il a fondé le journal l’Humanité le 18 avril 1904.
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